vendredi 4 octobre 2013

4 octobre 2013 : la vie qui file entre les doigts


N'essayez pas

d'attraper les poètes

parce qu'ils vous filent

entre les doigts

(Alda Merini, Après tout même toi, Oxybia éd., 2009)



Un vent trembleur souffle sur Bordeaux. Sur mon vélo, je dois remonter d'un pignon derrière, tant le vent de face est puissant ! Dire que je n'ai pas pu emprunter de vélo à Poitiers, lors de mon dernier séjour. J'en aurais pourtant bien eu besoin. J'ai donc dû faire beaucoup de marche à pied, de bus aussi, et même utilisé la voiture d'Odile pour aller à la soirée poésie de samedi soir. En effet, je suis arrivé samedi, je pensais louer un vélo pour quatre jours à la gare : ouaip, "Cap vélo" de Poitiers est fermé le samedi et le dimanche !!! Bon, maintenant que je le sais, je tâcherai d'arriver en semaine...

J'ai donc passé quatre jours très chargés : chez Odile Caradec samedi – et j'ai conduit sa voiture pour l'emmener à la soirée poésie du samedi soir ; dimanche je suis allé au culte du temple le matin (sermon sur la parabole du riche et de Lazare, Luc, 16, 19-31), l'après-midi au CHU où j'ai visité Igor dans le coma (assez terrifiant, je comprends que sa mère n'ait pas voulu le voir, préférant garder un souvenir du vivant), retour et dîner chez Odile le soir, lecture de fables de La Fontaine ; lundi, rencontre au matin de Georges Bonnet avec qui j'ai déjeuné, puis retour au CHU (Igor me semblait mieux, mais je m'étais sans doute habitué au choc), et soirée chez Catherine et François, dans mon ancienne rue Joachim Du Bellay, où on a dîné sans gluten, discuté art, jardin, santé et littérature ; mardi, charmant déjeuner chez Bernard et Roselyne, puis, après un troisième passage au CHU, balade dans Poitiers et retour à la librairie La Belle aventure, la libraire, amie de longue date, m'avait invité chez elle pour une soirée fort réussie. Bref, pas eu le temps de m'ennuyer une seconde...

Côté poésie, les deux jeunes (autour de la trentaine) poètes invités, Cédric Le Penven et Jean-Baptiste Pédini, ont fait de brillantes lectures de leurs textes devant une quinzaine de personnes, avant de participer au repas en commun. J'ai relevé quelques morceaux choisis : "personne ne nous guérit de la nuit" ou "certains matins l'été a l'air de fondre" et "on se réjouit de la page blanche de demain" (Pédini), "l'humilité féroce du sucre au cœur des griffes" (il s'agit des ronces à mûres) ou "il vient de comprendre qu'il va mourir / et que le ciel pourrait être vide" et "Il faut recueillir les mots échappés / de rêves de statues" (Le Penven). Allons, à l'ère du numérique, des tablettes et smartphones généralisés, la poésie n'est pas encore morte, la relève est assurée... Et donc le spirituel aussi...

Mon déplacement à Poitiers a été encadré par trois films vus au cinéma : Blue Jasmine, le nouveau film de Woody Allen, est un bon cru, même si les déboires de cette femme richissime – et assez infantile – soudain devenue complètement fauchée après l'arrestation et le suicide de son escroc de mari (paraît qu'Allen s'est inspiré de l'affaire Madoff), m'ont nettement moins intéressé que le portrait de sa sœur (adoptive) chez qui elle vient faire la pique-assiette et qui, elle, vit petitement, mais vit vraiment ! En tout cas, c'est bien enlevé et ça nous montre un double portrait de l'Amérique (New York vs San Francisco) et du règne de l'argent, assorti du manque de vie spirituelle.

J'ai été quand même plus intéressé – au contraire des jeunes qui n'en pincent que pour le cinéma américain – par deux films français. Mon âme par toi guérie (quel magnifique titre) raconte l'histoire de Freddy, un gros nounours de quarante ans à la fois maladroit et délicat (fabuleux Grégory Gadebois, déjà vu le mois dernier dans l'excellent Le prochain film, de René Féret), qui se révèle avoir un don pour guérir par les mains. Freddy et son père (Jean-Pierre Darroussin) vivent dans la marginalité, en mobil home. La mère, qui avait le don de guérisseuse, vient de mourir. Le père perd son emploi et décide de ne plus travailler. Freddy, qui a hérité du don de sa mère, va-t-il en faire usage ? Ce grand taiseux va-t-il se réconcilier avec sa fille ? Un film inclassable, original, humain, aux personnages déjantés, et finalement audacieux par son sujet : car dans notre monde prétendument rationnel, on sait bien que la guérison de l'âme passe ailleurs que par la pharmacopée chimique. Qu'en pensent les toubibs ?




Quant à La vie domestique, c'est tout simplement un brûlot féministe, mais au sens positif du terme. En même temps qu'un pamphlet d'un humour au vitriol contre cette vie toute de fermeture au monde (pour les femmes qui ne travaillent pas) dans les pavillons de banlieue chic. La première séquence donne le ton. Juliette (sans vrai emploi donc, elle a quitté le professorat pour s'occuper des enfants, formidable Emmanuelle Devos) et son mari Thomas, proviseur de lycée, dînent chez le vendeur de matériel bureautique qui a emporté le marché pour équiper le lycée. C'est un type qui a des idées très arrêtées, un phallocrate visqueux, content de lui, une image assez vraie du machisme ordinaire et de l'horreur masculine, trop répandus hélas. Juliette ne s'en laisse pas conter. Par la suite, on la voit avec ses amies, toutes des mères de famille bloquées dans cette vie lisse et étriquée de la bourgeoisie pavillonnaire, affichant un bonheur de façade, mais à l'âme entamée par l'excès de matérialisme (« Mais qu'as-tu, il ne te manque rien ! », et c'est vrai que les intérieurs sont beaux et fonctionnels), la déception et les frustrations. Elles prennent peu à peu conscience que la vie n'est pas tout à fait comme dans les magazines. Isabelle Czajska a réalisé un film superbe, un miroir assez fidèle de notre société, et ce n'est pas de sa faute si on a l'impression d'une caricature. C'est un fait : ici aussi, on croule sous le matériel, mais le manque spirituel est flagrant.



Lu dans le beau livre de Josep Pla, Le cahier gris : un journal  (trad. Pascale Bardoulaud, Éd. Jacqueline Chambon, 1992) que j'avais emporté, à la date du 8 juillet 1918 : "L'homme n'est pas fait pour penser à la mort. Non seulement il ne pense pas qu'il doit mourir, mais s'il lui arrive d'y penser, il trouve cela inconcevable."

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