dimanche 6 octobre 2013

6 octobre 2013 : la mort fait partie de la vie


précipiter la mort.

Du moment que celle-ci soit la mort du fleuve débordant :

une mort d'amour.

(Clara Janés, Livre d'aliénations, Délit éd., 2010)



Quand j'étais petit, dans notre village, il y avait assez souvent des enterrements – du moins ils me semblent avoir été fréquents dans mon souvenir. Ma grand-mère maternelle, qui vivait avec nous, allait représenter notre famille auprès du mort et suivre le cortège funèbre, de l'église au cimetière ; tout le village était là. Nous, enfants, de la fenêtre de la chambre, en haut, nous le regardions passer dans la rue qui menait au cimetière. Les femmes à l'avant, la tête couverte d'un foulard, les hommes à l'arrière, vêtus du costume du dimanche. L'ensemble faisait un effet de gravité, derrière le corbillard couvert d'un drap noir, traîné par des bœufs (à partir de 1955 par un tracteur, les voitures de pompes funèbres modernes n'avaient pas encore fait leur apparition), que suivaient le curé et ses aides. C'était impressionnant. 
J'osai un jour interroger Mamie sur la destination des morts. Je devais avoir sept ou huit ans. « Après la mort, me dit-elle, on est enterré. – Toi aussi, tu vas être enterrée, répondis-je, puisque tu es vieille et que tu vas mourir [les enfants sont sans pitié, ils vont droit au but]. – Oui, mais si tu veux bien me croire, ce n'est pas au cimetière que je serai. – ah, et où alors ? – Si tu m'aimes, et tant que tu m'aimeras, je serai là », et elle me donna une petite tape sur le cœur. Depuis ce jour-là, je sais avec certitude que nos morts continuent leur existence, dans le secret de nos cœurs. Et Mamie, dont nous fêtons bientôt le quarantième anniversaire de sa mort, est toujours précieusement blottie dans mon cœur.



 la tombe des donateurs de leur corps à la science, 
à Poitiers


Je ne sais pourquoi, ces vieux souvenirs sont remontés à la suite de mes visites à Igor. Aujourd'hui, la plupart des enfants ne savent pas grand-chose de la mort. Elle est largement évacuée de notre vie. Contrairement à ce temps-là (pas si ancien tout de même, les années 50), on ne l'évoque pratiquement jamais. On ne meurt plus à la maison, mais à l'hôpital. On suit le convoi funèbre en voiture. Il n'y a pas cette atmosphère grave et recueillie que donnait la lenteur de suivre silencieusement un corbillard à pied. Bref, on reçoit aujourd'hui la mort comme un choc, comme quelque chose d'inadmissible, d'incongru. Déjà la vieillesse est cachée, le jeunisme sévit de telle sorte qu'il faut se prétendre « jeune » jusqu'à un âge très avancé, et on dissimule nos vieux (ceux qui ne peuvent vraiment plus aspirer au qualificatif « jeune ») dans des maisons spécialisées. Alors, la mort, hein ! C'est l'horreur absolue, le tabou définitif. Le mot à ne surtout pas prononcer dans un dîner ou une réunion de famille, sous peine de passer pour un rabat-joie, un casse-couilles, un oiseau de malheur, un sinistre et odieux personnage...

C'est vrai, les poètes l'ont dit : "mais qui de sa bienveillance / pourrait gracier un homme / de cette si dure peine / qu'est d'être vivant ?" (Clara Janés, Livre d'aliénations, Délit éd., 2010). Mais la peine, c'est pas d'être mort, c'est d'être vivant, et même en devenant très vieux, d'être un survivant. Comme me dit Georges (95 ans), « À mon âge, quand tu es un homme, tous tes amis sont morts, tu es le dernier ! » Et je sens dans sa voix qu'il se reproche de leur avoir survécu, et en relatif bon état, capable encore d'écrire des poèmes, de se promener dans Poitiers, de s'entretenir pendant vingt minutes avec des jeunes poètes, comme il le fit à la soirée poésie du 28 septembre dernier. Parce qu'il vit, tout de même. Il n'est pas un mort-vivant comme on en voit tant, souvent beaucoup plus jeunes que lui. Il a soigné son esprit, il s'est occupé de son corps. 

Georges Bonnet (au centre) 
entouré de Jean-Baptiste Pédini à gauche et Cédric Le Penven à droite
  

Il me donne l'exemple à suivre. Comme le vieux Romain Rolland, dont je suis en train de lire la belle biographie, et qui écrivait : "J'ai assez donné de ma vie aux consignes bourgeoises de sécurité, de prudence, de sage entente des affaires. Il est temps de vivre" (in Cahiers Romain Rolland, 8). Oui, si on ne veut pas qu'être vivant soit une dure peine, au diable la sécurité, la prudence, la prétendue sagesse de ceux qui vous disent : « Comment, tu sors ? Mais c'est dangereux, si tu tombais sur des malfrats ! Tu fais des voyages au long cours ? Et s'il t'arrivait quelque chose ! Tu circules à vélo sans casque ? Et si tu tombais ! Etc. » Si on les écoutait, on se calfeutrerait dans son lit, on se barricaderait dans une forteresse, on ne vivrait que dans la peur. C'est ainsi qu'a vécu ma marraine. Elle a eu peur toute sa vie. Eh, ma foi, si un jour il nous arrive une chose difficile, très grave, une agression (j'ai eu mon lot), ça fait partie de la vie ; ne restons pas dans un univers soi-disant aseptisé : d'ailleurs, n'est-ce pas dans le cadre familial qu'ont souvent lieu les plus cruelles agressions (actes de pédophilie par exemple), comme me le rappelait le substitut du procureur de Poitiers ?

Comme écrivait Romain Rolland, oui, il est temps de vivre, d'accueillir ce qui vient, le bien et le mal, car rien n'est ni tout blanc ni tout noir, de trouver l'humain chez les autres au lieu de les condamner en bloc (racisme, sexisme, homophobie, par exemple), d'aider chacun (jeune ou vieux) à se construire dans l'ouverture, dans la confiance en la vie.

Claire, dessin fait d'après une photo, 
et toujours dans notre cœur
 

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