dimanche 10 novembre 2013

10 novembre 2013 : où l'on reparle de "Che" Guevara


Bien sûr, un voyage initiatique se fait sans objectif. C'est une espèce de porte par où l'on sort de la réalité pour pénétrer dans un monde inexploré.
(Ramon Chao, Le voyage du condottiere, postface à Ernesto "Che" Guevara, Voyage à motocyclette : latinoamericana)



Si vous avez vu le beau film brésilien de Walter Salles Carnets de voyage, vous savez qu'il est tiré du livre d'Ernesto "Che" Guevara, Voyage à motocyclette et aussi du récit de son compagnon de voyage. Je m'étais promis de le lire depuis longtemps, je l'avais acheté il y a six ans, l'avais passé à Lucile et l'ai retrouvé dans la bibliothèque de Mathieu à Grenoble. Je le lui ai emprunté pour continuer mes lectures de voyage, lui ai laissé en échange deux romans japonais, que j'avais lus entre Bordeaux et Grenoble. J'avais lu en outre trois romans sur ma liseuse, mais le papier commençait à me manquer. L'écran ne le remplace pas tout à fait !
Ernesto Guevara n’a pas encore vingt-quatre ans ; il est un peu fatigué de ses études de médecine. Son ami, Alberto Granado, médecin depuis quelques années, spécialisé sur la lèpre, le décide à le suivre dans un grand voyage vers l’Amérique du Nord, où, chemin faisant ils pourront visiter des léproseries. En fait, ils n'iront que de l’Argentine au Venezuela, en partant sur la Poderosa II (la I était la bicyclette d'Alberto), une vieille moto qui a sans cesse besoin d'être rafistolée. En décembre 1951 les deux amis quittent Cordoba (Argentine) avec très peu d'argent et, non sans moult aventures mécaniques, atteignent le Chili à travers la Cordillère des Andes. La moto rend l'âme avant d’arriver à Santiago, et ils doivent continuer leur voyage par les moyens du bord, à pied, en auto-stop, en camion-stop, en bateau, sur un radeau même sur l'Amazone, en avion... Ernesto et Alberto, nouveaux Don Quichotte et Sancho Pança, improvisent souvent, mangent quand ils peuvent (ils ont mis au point une technique pour se faire nourrir gratuitement, qui marche assez souvent), profitent à plein de l'hospitalité partout où ils passent, péruvienne en particulier, et découvrent chemin faisant l'Amérique latine profonde, la misère des paysans et des Indios, les mineurs de cuivre aux poumons cramés (Ernesto constate : "La seule chose qui compte, c’est l’enthousiasme avec lequel l’ouvrier va ruiner sa santé en échange des quelques miettes qui assurent sa subsistance", est-ce que ça a changé ?), la persécution anti-communiste au Chili (déjà, plus de vingt ans avant Pinochet) et aussi l'état sanitaire déplorable des régions traversées, et bien sûr, des léproseries. Alberto est déjà très engagé politiquement, Ernesto pas encore. Mais il observe beaucoup et les aventures et péripéties du voyage autant que les réflexions qu'elles lui suggèrent ne sont sans doute pas pour rien dans sa radicalisation ultérieure.
Récit picaresque, ce journal de voyage montre comment Guevara a été transformé comme s'il avait subi une initiation : "Le personnage qui a écrit ces notes est mort quand il est revenu poser le pied sur la terre d’Argentine, et celui qui les remet en ordre et les épure, c’est-à-dire moi, n’est plus moi. Tout du moins, il ne s’agit plus du même moi intérieur. Ce vagabondage sans but à travers notre « Amérique Majuscule » m’a changé plus que je ne l'aurais cru."
C'est que, par exemple, la réalité omniprésente du racisme se présente avec acuité ; il rencontre un jeune instituteur métis : "Il parlait de la nécessité de créer des écoles pour orienter l'indigène dans la société dont il fait partie et le transformer en être utile, de la nécessité de changer tout le système actuel d'enseignement qui, dans les rares occasions où il lui donne une éducation complète (une éducation selon les critères de l'homme blanc) le remplit de honte et de ressentiment. Cette éducation le rend inutile à ses frères indiens et lui laisse un gros handicap pour lutter dans une société blanche qui lui est hostile et ne veut pas le recevoir en son sein" [remplaçons indigènes et indiens par rejetons d'immigrés en France aujourd'hui, il n'y a pas à changer un mot au constat final]. Ils rencontrent de nombreuses « tribus » d'Indiens, toujours victimes, acculés à la misère, à l'alcool et à la coca, et rendus peu loquaces, ainsi au Chili, "d'une manière générale, ces membres de la race vaincue des Araucans sont peu communicatifs et conservent encore leur méfiance envers l'homme blanc qui, après leur avoir infligé tant de misères, les exploite aujourd'hui".
Il établit aussi une philosophie du voyage : "Et nous comprenons là que notre vocation est de sillonner indéfiniment les routes et les mers du monde. En restant toujours curieux, en regardant tout ce qui se présente à nos yeux. En flairant tous les coins, mais toujours sur la pointe des pieds, sans prendre racine nulle part, ni s'attarder à étudier le substrat de quelque chose : la périphérie nous suffit". Sauf que tout en restant à la périphérie des choses, il ne garde pas les yeux dans sa poche et il constate, à l'issue de son périple : "En neuf mois, bien des choses peuvent venir à l'esprit d'un homme, de la spéculation philosophique la plus élevée à l'envie terre à terre d'une assiette de soupe". Car, plus souvent qu'à leur tour, ils vont – comme les paysans et les Indios – souffrir de la faim, être assaillis par les moustiques, crever de froid dans les Andes, eux, les bourgeois repus de l'Argentine peu habitués à ça.
Un livre formidable qui éclaire la personnalité du "Che" et sa formation, comme quoi les voyages forment la jeunesse ! 



les voyages forment-ils la jeunesse ? 
Et la vieillesse alors ?

En même temps, on n'est pas très loin de la littérature des routards américains de la même époque (Kerouac) et des récits picaresques traditionnels du type Lazarillo de Tormes, dont l'auteur, grand lecteur, était certainement nourri. Mais le récit fait aussi, sans en avoir l'air, l'analyse historique et sociale des régions traversées. D'où la prise de conscience de l'auteur, devant les disparités de richesses, dont une grande part est contrôlée par les USA, via les grandes compagnies yankees (mines et richesses du sous-sol, autant que l'agriculture). On comprend donc que, quelques années plus tard, l'auteur ait choisi son camp : celui du peuple contre celui des exploiteurs. Et pourtant, on se dit que rien n’a changé, ni en Amérique latine ni chez nous. On se dit qu'on pourrait refaire, loin des circuits touristiques, un voyage de ce type, et aboutir aux mêmes conclusions : les matières premières, les terres, les richesses, les hommes mêmes, sont exploités et accaparés par une minorité mondialiste dont les traders sont le fer de lance, avec la complicité des hommes politiques, des savants et... des classes moyennes, trop contentes d'avoir une part du gâteau. Jusqu'à quand ? Rappelons qu'en 1929-1930, ce n'est ni Rockefeller ni les magnats du pétrole qui se jetaient du 40ème étage à New York, mais les enfants de la classe moyenne ruinée par les spéculateurs.

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