jeudi 16 janvier 2014

16 janvier 2014 : Léone


Je suis un étranger sur la terre, un passant, comme tous mes ancêtres, un exilé, un voyageur inquiet en cette courte vie.
(Pétrarque, Lettres familières, Livre XV, 5)

Parmi toutes les cartes de vœux que j'ai reçues (je ne sais pas pourquoi cet accord : es me paraît bizarre, pourtant il le faut, rassurez-moi, reçues se rapporte bien à cartes, qui est féminin, ou suis-je en train de perdre mon orthographe ?), la plus émouvante a été celle de ma vieille amie Léone. Vous vous rappelez d'elle, la vielle dame de Montmorillon, celle qui fit en 1936 avec son grand-père, ce grand voyage initiatique, d'abord avec l'Orient-express jusqu'à Sofia, puis en autocar pour visiter la Bulgarie et l'Albanie (celle du roi Zog) de l'époque - si vous avez lu Le sceptre d'Ottokar, vous avez un aperçu de ces régions, et pour finir par un périple maritime sur un petit caboteur qui allait de port en port en Méditerranée orientale (Grèce, Chypre, Liban, Alexandrie, Crète), puis occidentale (Sicile, Italie et Marseille pour finir), voyage au terme duquel elle a conclu : « En rentrant, je savais que je n'aurais plus jamais peur de ma vie ! » C'est qu'il lui en avait fallu du courage, même en étant sous la garde de son grand-père, pour affronter l'inconnu, des pays encore sous-développés et des populations étranges, qui sortaient tout juste du joug ottoman, et aussi pour se confronter aux loups de mer grossiers (elle eut la chance que le capitaine lui cédât – tiens, voilà un subjonctif imparfait ! – sa cabine) que sont les équipages de caboteurs. Bref, ce voyage est resté pour elle une ouverture extraordinaire sur la vie, le genre d'expérience humaine qu'on souhaite pour aider tout adolescent(e) à se construire, loin des protections exagérées et des prudences illusoires des éducateurs et parents surprotecteurs.
Léone a fait de sa vie un poème. Elle a épousé un technicien de marine marchande, élevé admirablement ses cinq enfants (une de ses filles s'est malheureusement fait renverser et tuer par un chauffard à La Rochelle il y a une dizaine d'années), a soigné son mari (plus âgé qu'elle de dix ans) décédé d'un cancer il y a vingt-cinq ans, et qui craignait pour sa solitude ; de temps en temps, elle va s'asseoir sur le banc au fond du jardin et parle à son défunt : « Tu vois, tu avais peur que je n'arrive pas à m'en sortir, mais je me débrouille très bien ! » Elle a organisé sa vie de veuve en participant à de nombreuses associations locales, en ouvrant sa maison à l'accueil aux écrivains du Salon du livre de Montmorillon – c'est comme ça que je l'ai connue, en étant membre actif de la radio locale, où elle anime une émission de poésie, en aidant les « vieux » (c'est-à-dire les plus jeunes qu'elle) et en faisant tous les ans un voyage pour lequel elle met de côté 30 % de sa maigre retraite.
Seulement, voilà : à ma dernière visite, elle m'a avoué qu'elle avait de gros problèmes de vue, une rétinite. Elle m'a demandé de lui envoyer un choix de mes poèmes écrits en gros caractères bien noirs, pour qu'elle les apprenne par cœur et puisse les dire à la radio, ce que j'ai fait. Et voici ce qu'elle m'écrit au dos de sa carte, qui n'est autre qu'une photo d'elle, ce qui me ravit car je n'en avais pas : 

Léone à sa fenêtre, carte de vœux
 
"Merci pour vos vœux, les miens vous accompagnent dans votre merveilleux voyage [je ne savais pas, en lui adressant mes vœux, que mon voyage, que je lui annonçais, serait reporté]. Mes rétines sont mortes, j'ai un certificat de cécité, je ne peux relire ce que j'écris. Pardonne-moi ! Toute mon amitié vous est acquise. Léone"

Mon émotion a été grande d'apprendre cette mauvaise nouvelle, de voir le passage du vouvoiement au tutoiement (en fait, on se tutoie réellement !), aussi bien que de lire un texte écrit de sa main, sans une faute d'orthographe et d'une écriture encore ferme, sans chevauchement de lignes. Léone ne voyagera plus, Léone ne pourra plus lire, elle dont la maison est tapissée de livres à tous les étages, même si elle pourra bénéficier de lecture à haute voix par sa voisine ou par des disques, Léone ne pourra plus aller au cinéma qu'elle aimait tant, elle qui y allait encore l'an passé, à quatre-vingt-treize ans. Mais Léone pourra encore apporter de la chaleur, de l'amitié, de la force, du courage, de l'esprit de bienveillance, à ceux et celles qui l'approcheront ; j'avais coutume de dire qu'après avoir vu Léone, j'étais regonflé à bloc pour six mois ! Léone, je vais aller te rendre visite, j'ai encore besoin de toi ! Nous avons encore besoin de toi ! Devenons tous des Léones !!!

Aucun commentaire: