dimanche 26 janvier 2014

26 janvier 2014 : étranges étrangers

On ne naît pas étranger, on le devient.
(Guillaume Le Blanc, Dedans, dehors : la condition d'étranger, Seuil, 2010)


Me voici rentré précipitamment à Bordeaux – une fuite d'eau m'ayant été signalée par téléphone, la manette de fermeture de l'arrivée d'eau chaude s'est cassée, et il y avait un goutte à goutte, environ un litre d'eau toutes les deux heures – j'attends une réparation éventuelle pour demain, car bien sûr, le week-end, il ne faut compter sur personne ; et d'ailleurs, il faut obligatoirement faire appel à la société qui s'occupe de l'ensemble des canalisations de la résidence. La fuite s'est étrangement arrêtée hier soir vers 22 h, j'ai donc pu dormir tranquille, quoique d'un seul œil ! Dans mon périple Dordogne – Vienne – Vendée – Charente-maritime, j'ai eu tous les temps : soleil, brouillard intense (dans la traversée du Marais poitevin), grisaille, pluie et vent... Il a même fallu à Poitiers dégivrer le pare-brise, il avait gelé !
La rencontre avec les prisonniers – le matin à la Maison d'arrêt (= prévenus en attente de jugement, condamnés à des peines de moins d'un an, ou condamnés en attente d'affectation en centre de détention ou maison centrale), l'après-midi au centre de détention (= peines plus longues, mais pas les condamnés aux très longues peines qui, eux, vont en maison centrale) – a été, comme souvent avec les femmes écrivains, un grand moment rempli d'humanité. Je l'avais constaté avec par exemple Vénus Khoury-Ghata ou Anna Gavalda ; ça s'est confirmé avec Marie-Hélène Lafon. Sans doute l'auteur n'a rencontré que des détenus masculins, ce qui explique le bienfait, pour eux, de la rencontre : ils voient si peu de femmes ! Mais surtout, elle a parfaitement su se situer, en tant qu'écrivain originaire de la campagne auvergnate, elle a expliqué ses processus d'écriture, son « chantier » comme elle l'intitule, et le fait qu'elle part toujours d'un ancrage dans le réel, le vécu ou les observations, les faits divers même, mais pour les transformer, les transmuer en quelque chose d'artistique.
Elle ne s'est pas un seul instant sentie étrangère dans cet environnement, et a lu avec beaucoup d'aisance et d'une voix prenante des extraits de plusieurs de ses romans. Certains en avaient lu et ont posé des questions pertinentes, d'autres non, mais sont repartis avec l'intention de s'y mettre. Le problème de la foi est arrivé sur le tapis. On sait que nombre de détenus se raccrochent à la foi (souvent à l'islam) en prison, voire se convertissent, et ont du mal à imaginer qu'on puisse ne pas croire en Dieu. Comme elle expliquait avoir perdu la foi à seize ans, elle qui avait été éduquée en institution religieuse, certains se sont récriés qu'elle la retrouverait un jour !
Les autres rencontres de mon périple ont été aussi passionnantes : j'ai revu en Dordogne mon frère qui va mieux et devrait bientôt quitter la maison de convalescence ; à Poitiers, je suis tombé à la Bibliothèque universitaire sur l'inauguration d'une exposition sur l'utopie, vaste programme et thématique de l'année universitaire ; en Vendée, j'ai revu jeudi soir la cousine de ma mère qui, à 94 ans, est encore un phénomène, et m'a raconté quelques épisodes de son jeune temps que je ne connaissais pas encore, et vendredi nous sommes allés déjeuner chez sa fille et son gendre, un Breton haut en couleurs, originaire de la région de Douarnenez ; enfin, en Charente-Maritime, j'ai été comme toujours accueilli avec ferveur chez mes amis qui avaient même prévu de m'emmener hier au soir à un festival de films japonais, que j'ai, hélas, raté. J'aurais dû voir La femme de Gegege, de Suzuki Takuji, l'histoire d'un auteur de mangas, très dépaysante, paraît-il, et grand succès au Japon, mais inédit en France ! Tant pis pour moi !
Et je suis en train de lire l'admirable livre de Guillaume Le Blanc (professeur de philosophie à l'Université de Bordeaux), Dedans, dehors : la condition d'étranger, paru au Seuil en 2010, qui explore la difficulté, pour l'émigré, de se penser soi-même comme un autre, ce que les autres voient irrémédiablement en lui. "L'étranger n'est-ce pas, en effet, celle ou celui qui se trouve acculé à ne pas pouvoir être, au sens plein du terme, une vie, précisément parce que sa vie n'est pas reconnue comme une vraie vie, pleinement vivable et susceptible de se développer dans un cadre national neutre ?"

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