mercredi 12 février 2014

12 février 2014 : retour de la censure ?


mes mots n'appartenaient pas à sa langue, c'était des petits mots suspects qui venaient déranger son petit monde clos, détendu et hygiénisé.
(François Emmanuel, Cheyenn, Seuil, 2011)


Quand la gauche est au pouvoir, la droite dure se met à lire et à s'apercevoir que les bibliothèques existent. Rappelons-nous sous François Mitterrand, en 1985, l'affaire Marie-Claude Monchaux : dans Écrits pour nuire : littérature et subversion, elle dénonçait pêle-mêle les traductions de romans suédois ou américains subversifs et condamnait un grand nombre d'écrivains français "spécialisés dans la révolte contre la société". Pendant trois ans, l’affaire agita le petit monde des bibliothèques et périodiquement, notamment quand l'extrême droite s'empare d'une municipalité, c'est pour exercer un contrôle étroit – une censure, en fait – sur les bibliothèques publiques, au nom de la morale, de la décence et des bonnes mœurs. Comme au temps des Romans à lire et romans à proscrire de l'abbé Bethléem (1e éd. 1905).
Voici maintenant que Jean-François Copé se met à lire des livres pour enfants à son tour et à dénoncer un album pour la jeunesse, Tous à poil. Bien évidemment, le titre est explicite. Mais faire tout un foin à propos d'un livre me rappelle Molière et sa dénonciation des hypocrites :
TARTUFFE (Il tire un mouchoir de sa poche)

Ah! mon Dieu, je vous prie,

Avant que de parler prenez-moi ce mouchoir.

DORINE

Comment?

TARTUFFE

Couvrez ce sein que je ne saurais voir :

Par de pareils objets les âmes sont blessées,

Et cela fait venir de coupables pensées.

DORINE

Vous êtes donc bien tendre à la tentation,

Et la chair sur vos sens fait grande impression !

Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte :

Mais à convoiter, moi, je ne suis pas si prompte,

Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,

Que toute votre peau ne me tenterait pas.
 
Allons donc, il y a belle lurette qu'on fait lire aux enfants les Contes de Perrault. Qu'y trouve-t-on ? Des parents qui abandonnent leurs enfants (Le petit Poucet), un père amoureux de sa propre fille (Peau d'âne), un mari qui assassine ses femmes (Barbe bleue), une belle-mère qui déteste l'enfant née d'un premier mariage de son mari (Cendrillon), une petite fille désobéissante (Le petit Chaperon rouge). On leur a toujours fait lire les Fables de notre bon La Fontaine qui pourtant, prônent l'égoïsme (La cigale et la fourmi), la méchanceté (Le loup et l'agneau), la tromperie (Le corbeau et le renard), de trouver des boucs émissaires (Les animaux malades de la peste), etc. Beaux exemples, ma foi ! Allez, censurons !
Je crains fort que la littérature, n'en déplaise à ces nouveaux lecteurs, qui ont l'air de découvrir la lune, ait pour objet autre chose que la morale. La littérature raconte des histoires, qui permettent aux lecteurs de se confronter au monde, de mieux le comprendre, d'apprendre aussi autre chose que ce qui est dans leur entourage immédiat, de se comparer aux autres, d'affronter leurs angoisses et leurs peurs (les adultes, grandir, le mal, la sexualité, la maladie, la vieillesse, la mort, entre autres), de trouver (ou pas, d'ailleurs) des réponses aux questions existentielles, surtout pour les enfants qui, aujourd'hui, n'en reçoivent que fort peu de la part de leurs parents, et qui doivent se contenter, la plupart du temps du flot continu télévisuel sans aucune distance.
Les enfants qui lisent des histoires savent bien que ce sont des histoires, c'est même pour cela qu'ils les apprécient et les redemandent. Il n'y a pas cet effet de pseudo-réalité de l'image télévisée, devant laquelle il est impossible d'avoir du recul et qui, à mon avis, leur fait davantage de mal. Ces histoires les font rire, pleurer, leur font peur, les font grandir... Laissons-les donc lire, et faisons confiance aux bibliothécaires et aux enseignants (qui ont souvent des enfants eux-mêmes et sont donc très attentifs à ce qu'ils font) pour leur proposer des choix littéraires (albums, romans, bandes dessinées) adéquats, variés, ouverts, qui parlent à leur imaginaire, et ne se contentent pas de les abreuver d'un contenu pré-mâché et pré-digéré qui les replierait sur le petit monde qu'ils connaissent.
Personnellement, j'ai beaucoup appris, et ce dès l'enfance, au travers de la littérature. Ma grand-mère nous lisait. Je n'ai jamais eu aucune exclusive, tout m'était bon, même les romans-photos ou la littérature sentimentale de ma tante quand j'avais douze-treize ans, le polar, la SF, les BD... Je râlais quand la bibliothécaire de Mont de Marsan me refusait l'emprunt d'un livre (faut dire qu'à seize ans, j'en paraissais treize, et encore ! Et donc, Moravia, pas autorisé !). Adulte, j'ai découvert bien des pays du monde grâce à leur littérature. En dehors de la France, j'ai lu des livres provenant de plus de quatre-vingts pays. Or, je n'en ai visité qu'une quinzaine ! Et j'ai cependant l'impression de connaître très bien le Japon ou la Chine où je ne suis jamais allé...
Enfin, tous les grands livres sont audacieux, et parfois inconvenants : aucun roman de Zola ne trouvait grâce devant l'abbé Bethléem ! Pourtant la lecture de Manon Lescaut n'a jamais encouragé une femme à la prostitution, celle de Madame Bovary ou d'Anna Karénine à l'adultère ou au suicide, celle de L'assommoir à devenir alcoolique, ni celle des romans policiers à commettre des assassinats. 

Le lecteur même enfant – est toujours plus intelligent que le censeur. Ressemblons à Dorine plutôt qu'à Tartuffe !!!


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