samedi 8 février 2014

8 février 2014 : Prisonniers : "12 years a slave" et "Journal de taule"


Ainsi saisie dans sa quotidienneté la plus anonyme, l'hospitalité devient non seulement un soin des subalternes mais également une critique de l'hégémonie des normes nationales.
(Guillaume Le Blanc, Dedans, dehors : la condition d'étranger, Seuil, 2010)


J'avais été frappé en 2008 par la force qui se dégageait du film du cinéaste noir britannique Steve McQueen (ne pas confondre avec l'acteur américain décédé en 1980), Hunger, qui racontait une histoire vraie : l'emprisonnement des membres de l'IRA au début des années 80, et la longue grève de la faim qu'ils firent pour obtenir la condition de prisonnier politique. Margaret Thatcher préféra les laisser mourir de faim : décidément, elle n'en ratait pas une, à sa grande honte. Un film à la fois terrible par son réalisme et poignant par le sujet. 
Voici que le même réalisateur a tourné pour Hollywood (et en perdant un peu de sa force, me semble-t-il, et même de son âme) 12 years a slave, l'histoire tout aussi vraie de Solomon Northup, Afro-américain né en 1808 dans l'État de New York, et qui devint une des victimes du racisme terrifiant de l'esclavagisme sudiste : en effet, la traite des noirs ayant été abolie (en 1807 par la Grande-Bretagne, 1808 par les USA, 1815 par la France), il fallait bien recruter de nouveaux esclaves sans passer par le commerce triangulaire (qui d'ailleurs persistait, illégalement, notamment à partir des ports français). C'est ainsi que Northup, homme libre, marié, père de famille, relativement aisé, musicien virtuose, se retrouve victime d'agents du sud qui prétendaient lui offrir une tournée musicale, et est transféré sur un bateau à aubes, enchaîné avec d'autres compagnons d'infortune sur le Mississipi, jusqu'à La Nouvelle Orléans, où il est vendu au Marché aux esclaves. Son premier maître, quoique faible, est humain et même l'admire. Mais il tombe ensuite sous la coupe d'un propriétaire particulièrement odieux, une sorte de psychopathe pervers. Il fallut à Northrup beaucoup de dignité, un courage hors du commun, pour ne pas sombrer avant sa libération finale, après quoi il consacra le reste de sa vie à témoigner : il écrivit le livre qui sert de base au film (trad. en français sous le titre Douze ans d'esclavage, Éd. Entremonde, 2013), publié peu après le célèbre roman La case de l'oncle Tom qui préluda à la guerre de sécession et à l'abolition de l'esclavage. Après le Django unchained de Tarantino sorti l'an dernier, ce nouveau film témoigne de l'attention portée par les USA aux heures sombres de leur histoire esclavagiste. Cependant, je l'ai trouvé un peu trop hollywoodien, et moins puissant que Hunger. Néanmoins, on n'a jamais montré avec autant de vigueur la machine à broyer esclavagiste (Spartacus de Kubrick ?), d'une invraisemblable inhumanité. Il en fallait, une force de caractère peu commune pour résister à un système aussi dégradant et oppressif : les esclaves sont du cheptel. Cela, 12 years a slave le montre assez bien : il faut composer pour survivre ("Moins tu répliques, plus longtemps tu survivras"), pour rester humain, pour essayer de garder un minimum de droit, quand on n'en a plus aucun.
Le 7 décembre 2004, Christophe de La Condamine est arrêté et placé en garde à vue pour sa participation à un braquage d'un péage d'autoroute. Pour éviter à sa famille et à ses amis une perquisition policière, il avoue. Il est emprisonné, d'abord à la Maison d'arrêt de Saintes, puis à celles de Gradignan et d'Angoulême, enfin au centre de détention de Mauzac, après sa condamnation définitive. Il raconte toutes ces années passées dans le "non-monde", le "Pays du Dedans", dans un livre passionnant : Journal de taule (L'Harmattan, 2011). Car – et ça l'a aidé à vivre, il a tenu son journal de bord, d'une part pour mieux comprendre ce qui lui arrivait : à quarante-et-un ans, il n'est qu'un primo-délinquant, d'autre part pour tenter de montrer aux gens de l'extérieur (le "Pays du Dehors") ce qu'est l'enfermement, avec ses contraintes.
 L'arbitraire de l'administration et des gardiens est soulignée : "Bande d'enculés. Aussitôt un bémol. L'insulte ne les concerne pas tous sans distinction, elle concerne une minorité. Mais cette minorité-là connaît l'art de pousser à bout, ce sadisme qui consiste à nous maintenir en-dessous du minimum (en l'occurrence culturel, mais pas seulement) auquel nous avons droit. Une ouverture de porte tardive au parloir, un oubli d'activité, une longue attente dans les coursives entre deux grilles avant d'accéder à l'infirmerie. Mépris, vice ou perversion ?", note-t-il le 24 juillet 2006.  La surpopulation et la promiscuité (souvent, il faut rajouter un matelas par terre pour un nouvel entrant ; les chiottes sont à la vue de tous) s'ajoute à la mythomanie de beaucoup de détenus : le 29 mars 2005, il note qu'Un "nombre impensable de mythomanes nous côtoient. C'est véritablement ahurissant. Est-ce qu'il y a vraiment un tel taux de menteurs pathologiques intra-muros, ou est-ce une réaction humaine à sa propre pauvreté, si cruellement exposée ici ?" Il montre les violences presque permanentes (la prison est un concentré explosif des violences du dehors), la saleté et le manque de soins (13 octobre 2007 : "je demande s'ils sont toujours dépourvus de dentiste. Miracle, depuis peu un praticien vient officier une journée par semaine. Je rédige le mot adéquat. Il y a une longue liste d'attente, vu l'état dentaire des exclus du système"), le temps qui n'est plus le même (10 décembre 2006 : "Cela fait pile poil deux ans de zonzon ! Bilan : pas de bilan. C'est passé à une vitesse ; au moins aussi vite que dehors. Du moins quand je regarde en arrière, car le présent, ici, est éternité. J'ai du mal à expliquer ce temps qui défile. Peut-être que les repères événementiels sont rares. Les jours glissent, sans prise. Ils sont perdus"). 
Il signale les échappatoires pour survivre, ainsi le 3 mai 2006 : "Discutant avec Toto sur les taules, lui comme moi croyons avoir trouvé la clef pour survivre lorsque tout va mal. Il faut regarder en bas. Dit autrement, il y a pire. Pire, c'est être rejeté des siens. Pire, ce serait baigner dans la frayeur au point de ne jamais remettre les pieds hors cellule, et ils sont nombreux dans ce cas. Plus loin, ce serait d'être embastillé dans une prison turque ou latino-américaine. Dehors, pour positiver, nous regarderions vers le haut, vers un objectif. Conclusion, dans notre non-monde, tout est inversé". Il met en relief l'illettrisme fréquent et la pauvreté mentale, l'obligation de « cantiner » et de payer fort cher pour améliorer les repas, les parloirs tant espérés et parfois décevants, les amitiés et les inimitiés avec les compagnons d'incarcération, la préparation des procès... La Condamine est aussi un homme avec une mère, une fille (il est divorcé), une amante (qui ne supporte pas – ou c'est lui – la séparation durable) ; il leur écrit beaucoup, attend leurs visites avec espoir ou angoisse. Tout cela est relaté avec un soin criant du détail vrai, un certain humour aussi (28 mars 2005 : "Au fait, à quand le tri sélectif ? N'y pensons pas, car dans moins de quatorze mètres carrés [ils cohabitent à quatre, il y a deux lits superposés], s'il faut ajouter trois poubelles... Bienheureux de n'avoir qu'un sac à gérer...").
Bien sûr, un séjour dans les prisons françaises d'aujourd'hui n'a rien à voir avec l'esclavage dans le Sud des USA dans les années 1841-1853 ! Mais on voit que, dans les deux cas, le fait de maîtriser le langage et la lecture (Solomon Northrup doit le dissimuler, un esclave n'était pas censé savoir lire), d'être cultivé (Christophe de La Condamine va se proposer pour tenir la bibliothèque de la Maison d'arrêt de Saintes, il avoue avoir beaucoup lu, et de tout, en prison, en dépit de la télévision bruyamment omniprésente), aide à conserver sa dignité, à développer sa force de caractère, à ne pas être dévasté physiquement et mentalement.
Bref, un bon film, un bon livre. Ça fait du bien !

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