mardi 25 mars 2014

25 mars 2014 : notre histoire : Chalvet (Martinique) 1974


Sur des masses encore peu instruites, la morale bourgeoise, le respect de l'ordre, habilement présentés comme l'expression même de la sagesse, de la raison, agit à la façon d'un dissolvant des énergies.
(Pierre Gascar, Rimbaud et la Commune, Gallimard, 1971)


Paris reste la ville la plus cinéphilique du monde. Chaque semaine, ce sont, au bas mot, plusieurs centaines de films différents qui sont projetés, et il faut vraiment ne pas aimer le cinéma pour ne pas trouver son miel dans la merveilleuse variété qui est offerte : nouveautés, reprises, continuités. Donc des films récents, des films anciens, des classiques, des films parfois « invisibles » ailleurs qu'à Paris. À côté des salles d'exclusivité, de nombreuses salles offrent une foule de films en continuité (plusieurs mois après leur sortie) ou en reprises, pour des films plus anciens. À chacun de mes passages, j'en profite donc pour y découvrir des pépites : « vieux » films en noir et blanc que je revois avec plaisir ou que je découvre (car je suis loin d'avoir tout vu), et surtout documentaires rares et précieux, qui offrent une vue du monde qui complète celle des films de fiction.
C'est ainsi que je suis allé voir cette fois-ci Chalvet, la conquête de la dignité, un film de la réalisatrice martiniquaise Camille Mauduech, qui nous raconte la grève menée par les ouvriers agricoles de la banane en février 1974. Nous sommes dans l'après-mai 68, et les étudiants antillais, catalogués comme « gauchistes », qui reviennent de métropole, pensent que la révolution ici passera, comme dans la Chine de Mao, par la classe paysanne. Ils vont donc s'infiltrer dans les campagnes, pour ouvrir la conscience de classe des ouvriers agricoles, faire la classe à leurs enfants. Ils découvrent avec effarement la misère sociale et familiale, l'exploitation éhontée des ouvriers de la banane, soumis à des conditions de travail proches de l'ancien esclavage : les patrons « békés » les font travailler à la journée et, à la moindre protestation, on est viré. Aucune protection contre les produits hautement toxiques. Pourtant la résignation est souveraine, comme si l'esclavage était encore présent (il l'est, dans les mémoires).
Mais un jour la révolte gronde. Et la grève éclate : le préfet envoie la troupe pour réprimer et faire rentrer tout le monde dans le rang. D'autant qu'on estime en haut lieu que les gauchistes sont les meneurs. Au lieu-dit Chalvet, à Basse-Pointe, les grévistes seront encerclés par des centaines de policiers qui tirent sur eux, tandis qu'un hélicoptère les bombarde de grenades et des gaz lacrymogènes. Un mort, plusieurs blessés graves. Des milliers de personnes, ouvriers, paysans et intellectuels confondus, vont manifester leur indignation, portée à son comble par la découverte du corps torturé et noyé d'un jeune homme, Georges Marie-Louise. Les médecins légistes, aux ordres, dégagent la responsabilité de la police, ce qui accroît la colère populaire. En fin de compte, pour ne plus continuer à perdre de l'argent, les patrons cèdent devant les revendications salariales. Et les gauchistes qui n'ont pas pris le maquis sont emprisonnés. Enfin, c'est la naissance de l'Utam (l'Union des travailleurs agricoles de Martinique).
Le documentaire de Camille Mauduech (elle a déjà réalisé deux autres films sur l'histoire de la Martinique, Les 16 de Basse-Pointe, 2008 : le procès des 16 coupeurs de cannes syndiqués arrêtés en 1948 après l'assassinat d'un administrateur blanc créole lors d'une grève dans une plantation, et La Martinique aux Martiniquais, l'affaire de l'OJAM, 2011 : l'Organisation de la Jeunesse Anticolonialiste de la Martinique secoua l'île et la métropole dans les années 60) rassemble des témoignages : ceux des ouvriers et ouvrières agricoles, des patrons, des gendarmes, des militants « gauchistes » infiltrés dans la population, ainsi que des documents d'archives de l'époque ; elle ne fait aucun commentaire, la parole et les images parlent d'elles-mêmes. On est en pleine histoire populaire : du côté paysan, la misère, la résignation et l'asservissement, de l'autre, l'arrogance du patronat (on est encore dans l'économie coloniale de plantation), et puis les militants qui essaient de faire prendre conscience aux ouvriers de leur exploitation. En fait, les ouvriers agricoles se sont mis en grève d'eux-mêmes, sans attendre de mots d'ordre venant des « gauchistes », qui estimaient qu'ils n'étaient pas prêts. Un film d'histoire, donc, riche d'humanité et qui donne la parole à ceux qui ne l'ont pas toujours eue, et qui ont soudain pris conscience de leur dignité. En quelques jours, ces ouvriers agricoles de Martinique ont choisi de ne plus subir : leurs témoignages (quarante ans après, ils sont devenus très vieux) sont extrêmement émouvants. C'est très beau.
Encore un épisode ignoré de notre histoire, une analyse des rouages du colonialisme français aux Antilles, et ne comptons pas sur nos grandes chaînes de télé pour nous le montrer. Ce n'est pas leur rôle de révéler ce qui, sans être vraiment caché, n'est cependant pas visible, car n'intéressant soi-disant que peu de monde : plutôt que de parler de notre histoire, mieux vaut endormir la population, ou lui faire peur, avec des histoires d'avion disparu, de président à scooter, de casses et de cambriolages, ou de farce électorale (après deux mois de pub intensive et écoeurante pour le FN sur toutes les chaînes, on a fait semblant de découvrir avec étonnement son triomphe dans des débats d'une nullité affligeante, ce dimanche soir !). Pourtant, revenir sur l'histoire est bien la seule possibilité d'être des citoyens, le seul moyen d'éviter de devenir des zombies sans passé, et qui votent n'importe comment.
Allez donc voir ce film quand il passera dans votre ville (pas encore à Bordeaux !).

Le mars de Paris

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Vous avez fort bien résumé le documentaire que j'ai été voir et AM. Après la projection, la réalisatrice a expliqué de fort belle manière la place de "son projet" dans sa trilogie.