samedi 26 avril 2014

26 avril 2014 : Girafada : des girafes contre la haine


la haine entre les générations et les classes, pour être silencieuse, n'en était pas moins profonde. […] les beaux quartiers et les parcs étaient redevables de leur atmosphère feutrée à la contrepartie menaçante, admise mais contenue, que représentaient les taudis.
(George Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue : notes pour une redéfinition de la culture, trad. Lucienne Lotringer, Gallimard, 1986)



Pour raconter l'occupation israélienne – dont le caractère odieux saute aux yeux à chaque instant dans le film – il suffit de se mettre à hauteur d'un regard d'enfant, ce que Girafada essaie de montrer avec une grande acuité. Un seul exemple, le couvre-feu est imposé de 18 h du soir à 6 h du matin par l'occupant. Mais les gamins n'ont nulle envie de rentrer chez eux si tôt, alors qu'il fait encore jour. À la soldatesque qui les menace avec les mitraillettes et qui leur crie : « rentrez chez vous ! », les gamins, pas sots, répondent : « mais on est chez nous ! »

Nous sommes vers 2002. Dans ce beau film qui décrit un pays enfermé, cerné par un mur, on suit l'histoire de Ziad, un garçon palestinien de dix ans, dont le père est vétérinaire de l'unique zoo de Palestine, à Qalqilya, à quelques encablures de Naplouse - mais pour y aller, il y a un check-point, avec toutes les humiliations qui vont avec. Ziad passe la majeure partie de son temps libre au zoo, il s'est littéralement amouraché d'un couple de girafes,ce dont ses camarades d'école se moquent. Mais l'Intifada reprend, et avec elle, les bombardements israéliens. La girafe mâle, affolée par les explosions, se blesse mortellement. La femelle, désespérément inconsolable – qui dira encore que les animaux n'ont pas de sentiments ? – refuse dès lors de manger, et se laisse dépérir. De plus, Yacine, le vétérinaire, découvre qu'elle est pourtant enceinte. Ziad, désespéré, disparaît pendant toute une nuit (et on voit les effets du couvre-feu). Alors, pour sauver la girafe et redonner espoir à Ziad, une idée naît chez Yacine : utiliser la complicité d'une journaliste française pour convaincre un de ses amis, un vétérinaire israélien, de faire venir d'un zoo d'Israël un nouveau mâle qui permettrait de sauver la girafe et le futur girafon.
Inspirée d'une histoire vraie, le film raconte dans sa dernière partie – à suspense – l'équipée extraordinaire de la venue d'une girafe dans les territoires occupés. Surtout quand on a vu auparavant la difficulté des franchissements des check-points, où les soldats ont la gâchette facile et n'ont aucun respect humain. La dureté de la vie en Palestine est parfaitement bien décrite, y compris la violence des colons, car vue par les yeux d'un enfant (Ahmed Bayatra, un gamin au clair regard, incarne le rôle avec maestria) qui ne comprend pas tout, mais qui se sent autorisé à la résistance, car il y va de son bonheur, alors que les adultes – dont son père – ont baissé les bras.
Il y avait des enfants dans la salle quand je l'ai vu, je peux vous dire qu'ils étaient scotchés. Bien sûr, c'est un film sous-titré (alors que toutes les merdes nord-américaines sont doublées), et alors, ne savent-ils pas lire ? Il vaut mieux les emmener voir des films comme celui-là qui leur montrent la difficulté de vie d'autres enfants, des films humains, au lieu des sempiternelles giclées d'explosions des blockbusters ou des dessins animés aseptisés, films qui les anémient et les anesthésient entre deux goulées de pop-corns.
Ah ! J'oubliais de rappeler l'élégance et la beauté des girafes. Comme les humains bottés, casqués, fusils en mains, paraissent petits, laids et mesquins à côté !

mardi 22 avril 2014

22 avril 2014 : des êtres candides



comme si j'avais encore vingt ans et l'illusion de changer le monde.

(Alfredo Noriega, Mourir, la belle affaire, trad. Nathalie Lalisse-Delcourt, Ombres noires, 2013)



Quito, capitale de l'Équateur, à près de 3000 mètres d'altitude, est une agglomération immense, mélange de cité moderne et de bidonvilles, où la mort fait partie du quotidien, dans une violence inouïe, qui est d'ailleurs autant celle du climat, avec les pluies diluviennes qui inondent rues et gens chaque jour, provoquant des glissements de terrain, que celle des hommes. D'ailleurs, les deux héros de ce roman, Heriberto Gonzaga et Arturo Fernandez, ont directement affaire à la mort, puisque le premier est inspecteur de police et le second médecin légiste. Au tout début, un banal accident de la route. Un frère et une sœur meurent, leur amie Maria de Carmen n'est que légèrement blessée. Le 4x4 Cherokee qui leur est rentré dedans a pris la fuite. L'affaire est rapidement classée. Sauf que deux ans plus tard, Maria de Carmen est retrouvée morte : suicide ? Ça relance l'enquête : Heriberto retrouve un témoin de l'accident et découvre que l'architecte Ortiz pourrait être le chauffard. Connaissant les lenteurs policières, soupçonnant que derrière tout ça, il y a peut-être autre chose (blanchiment d'argent), Heriberto n'hésite pas à abattre froidement Ortiz, mort dont sa fille Paulina, curieusement, semble soulagée. Mais le policier est désormais la cible des sbires d'Ortiz, qui remontent jusqu'à lui à partir de son passage chez le médecin légiste.

Roman « policier » hors norme, tout autant roman social et roman de mœurs, dans un cadre pour moi nouveau, dont on pourrait dire que la ville de Quito est le personnage principal. Ce roman d'une noirceur terrible décrit un Équateur moite et fantomatique, à la fois religieux et fataliste : "personne ne sert à rien, nous ne faisons que passer le temps. Le reste n'est que pure invention". Car aucun des personnages ne parvient (ni ne cherche ?) vraiment à démêler l'écheveau complexe du destin. Chacun se pose la même question que le légiste : "Pour être tranquille, je ne devrais peut-être pas faire d'hypothèses sur ce que les autres imaginent". Un des policiers se demande : "C'est peut-être ça la vie, recommencer pour se faire croire que ça vaut la peine de vivre..." Les personnages secondaires, nombreux, sont souvent truculents, tels le chauffeur de taxi ou la grand-mère du policier, ou mystérieux, telle Paulina, dont on ne comprend qu'à la fin le fil de sa propre tragédie. Pourtant, beaucoup font preuve d'une bonne volonté candide, mais rappelle le médecin légiste, qui ne s'est jamais remis du décès accidentel de sa mère : "La bonne volonté, comme aurait dit ma mère, est le seul bonheur que possèdent les crétins."
*                   *

Cette candeur, que d'aucuns trouvent crétine, est aussi la caractéristique des deux personnages principaux de Nebraska, un père et son fils. Le père, Woody Grant, septuagénaire un peu gâteux, a eu dans son courrier l'annonce d'un gain de 1 000 000 de $, il pense avoir gagné le gros lot. Il veut aller récupérer cet argent, bien que tout le monde lui dise que c'est une arnaque, puisque le gain est affecté au numéro gagnant, et que des millions de personnes ont reçu le même courrier. Bien sûr, sa femme le traite de vieux fou et voudrait bien le mettre en maison de retraite. Son fils David, lui, comprend son désespoir et décide de l'emmener jusqu'au Nebraska en voiture, ne serait-ce que pour le détromper. 

C'est le début d'une équipée à la fois burlesque et dramatique dans l'Amérique profonde, que la crise économique a frappé de plein fouet, et où les seules distractions sont de s'affaler devant la télévision ou de picoler au bistrot. Et une Amérique qui croit au miracle du gros lot (au rêve américain, en somme) : quand le vieux Woody a annoncé qu'il est venu pour chercher son gain, personne ne met en doute sa certitude ; quand David cherche à les détromper, il est traité de menteur ! C'est filmé en noir et blanc, car tout simplement la couleur est devenue impossible, tant la vie est devenue terne et gris, plate et sans espoir... 
La candeur pleine de fêlures du père et du fils s'oppose à la dureté, à la roublardise ou à la méchanceté de la plupart des autres personnages, eux aussi souvent truculents, tels les deux cousins de David ou la femme de Woody. Le père a été un loser ? Et alors ! Leurs retrouvailles n'en sont que plus fortes – au fond, le père et le fils ne se connaissaient pas. Et la fin, d'un bel idéalisme (comme chez John Ford) m'a laissé pantois. Un très beau film, que je recommande vivement. 
 

lundi 21 avril 2014

21 avril 2014 : "Christ est ressuscité" ?


dans les faits, le désengagement social de l'état ne peut exister que parce que le filet protecteur de soins se reconstitue à partir des économies informelles des familles, des proches, des bénévoles. Ces structures révèlent, envers et contre tout, une logique de don à côté de la logique marchande.
(Guillaume Le Blanc, Que faire de notre vulnérabilité ?, Bayard, 2011)


Dans l'évangile de Marc, au chapitre 16, nous lisons :
"Lorsque le sabbat fut passé, Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques, et Salomé, achetèrent des aromates, afin d'aller embaumer Jésus. Le premier jour de la semaine, elles se rendirent au sépulcre, de grand matin, comme le soleil venait de se lever. Elles disaient entre elles : Qui nous roulera la pierre loin de l'entrée du sépulcre ? Et, levant les yeux, elles aperçurent que la pierre, qui était très grande, avait été roulée. Elles entrèrent dans le sépulcre, virent un jeune homme assis à droite vêtu d'une robe blanche, et elles furent épouvantées. Il leur dit : – Ne vous épouvantez pas ; vous cherchez Jésus de Nazareth, qui a été crucifié ; il est ressuscité, il n'est point ici ; voici le lieu où on l'avait mis. Mais allez dire à ses disciples et à Pierre qu'il vous précède en Galilée : c'est là que vous le verrez, comme il vous l'a dit."
Pâques m'a toujours fasciné. La disparition du bruit des cloches de l'église du village, du vendredi jusqu'au lundi matin, jour de la résurrection, par exemple. Ça n'a l'air de rien, mais ça bouleverse un peu, ce silence soudain. Mon frère cadet Bernard, qui dormait avec ma grand-mère, ne pouvait plus la réveiller à l'aurore en lui disant : « Mamie, l'Angélus sonne, lève-toi ! » Et puis, tout de même, c'est dur pour des enfants, le récit de cette horrible mort par crucifixion, les pieds et les mains cloués, la lance dans le côté, et ce cri : "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?" Enfin, trois jours plus tard, les cloches qui sonnent de nouveau, et cette exclamation émouvante de la foi naïve et un peu fruste de ma grand-mère : « Christ est ressuscité ! »
Je me souviens de mon émotion, bien plus tard, quand vers seize ans, j'ai lu Le Christ recrucifié (encore une de mes prochaines relectures, car chaque année, je relis quatre ou cinq des grands livres de ma jeunesse), le magnifique roman de Nikos Kazantzakis, et découvert que ce jour-là, précisément, les Grecs orthodoxes se saluent dans les rues, en s'embrassant et en proclamant, justement : « Christ est ressuscité ! » Cri de joie, bien entendu. Et qui contrastait singulièrement avec l'air compassé et tristounet des gens que j'apercevais sur le chemin des offices religieux dans mon village. Peut-être faut-il, effectivement, une foi primitive et grossière en même temps qu'ardente, pour faire montre de cette joie qui est pourtant un don (de Dieu ?).
La logique du don, qui s'oppose à la logique marchande, et qui fait que le monde continue malgré tout à tourner (selon Guillaume Le Blanc, voir l'épigraphe ci-dessus), ne peut exister que dans cette joie simple, spontanée, naïve, innocente, sans calcul... D'aucuns traiteront le don de niaiserie, de bêtise, moi, j'y vois le raffinement suprême. Car nul n'oblige au don : rappelons-nous l'extraordinaire dernière scène des Raisins de la colère (le roman, pas le film), où Rose de Saron, qui vient de perdre son bébé, donne le sein à un vieillard mourant de faim, dans une atmosphère d'apocalypse. C'est bien dans ces moments-là (grandes épreuves, maladie, approche de la mort) que l'on se dépasse soi-même, à l'image de Jésus donnant sa vie, alors que nul ne l'y obligeait.
Aujourd'hui, jour de la Résurrection, c'est le croyant (quelque peu incroyant pourtant) qui vous livre sa méditation...

dimanche 20 avril 2014

20 avril 2014 : Diên Biên Phu, il y a soixante ans


Toute la journée il avait vu des bourgeois se comporter comme des porcs, jouir sans entraves d'un pays pour lequel ils ne combattraient jamais.
(Jérémie Guez, Le dernier tigre rouge, 10-18/, 2014)


C'est en janvier 1946 que débute ce roman terrible, par le départ de troupes françaises vers l’Indochine. Cette dernière avait été annexée par les Japonais pendant la guerre mondiale. Les indépendantistes du Viet-Minh contestent dès lors la domination française, alors que la France veut reprendre son « bien ». Un navire part de Marseille pour emmener là-bas des soldats de la Légion étrangère. Le corps d’armée est d'une composition très hétérogène, comme l'a toujours été la Légion : des mercenaires de tous pays y côtoient des résistants aux nazis (dont le héros, Charles Bareuil, qui a combattu avec les Serbes et y a perdu sa jeune femme) aussi bien que des mafieux corses, des Français collabos et des nazis Allemands, venus se refaire une virginité ; donc des soldats professionnels et aguerris aussi bien que des débutants qui ont trouvé là un refuge et parfois une possibilité d'éviter la prison
Le dernier tigre rouge 
Déjà le voyage en mer, qui dure un mois, est une occasion pour ces hommes esseulés de se connaître, de créer des liens, même entre anciens ennemis. Une fois sur place, tous se rendent compte que la guerre va être longue et meurtrière : "Tout ce que je sais, c'est que ceux qui pensent qu'on gagnera facilement se trompent", dit l'un d'eux, qui connaît bien l'Indochine, et va d'ailleurs être un des premiers à mourir. Par ailleurs, Bareuil découvre qu'un « blanc » combat avec le Viet-Minh : il s'agit de Joseph Botvinnik, un juif français d'origine russe, dont toute la famille a été exterminée, et qui a tiré comme leçon qu'il devait se battre pour une autre cause ; d'une certaine manière, il se venge de la France, dont les policiers ont cueilli sa famille pour l'envoyer à Auschwitz. Tous deux sont fascinés par le pays et n'ont aucun préjugé, au contraire de beaucoup ; ils comprennent qu'on n'est pas chez nous ici : "Leur temps est différent, ce n'est pas le même que le nôtre, nous ne le comprenons pas". Bareuil n'a que mépris pour les colons, dont fort peu s'occupent réellement de connaître les indigènes ou l'histoire du pays, mais sont là pour les exploiter et faire du fric. Par ailleurs, alors que le général Leclerc avait négocié avec Ho Chi Minh, en promettant l'autonomie, le pays avait soif d'indépendance. Les Vietnamiens, qui avaient lutté (sans la France) contre l'occupation japonaise, avaient inventé leur propre stratégie de guérilla. Leclerc n’a pas compris cette aspiration d'indépendance. Tout ça va se terminer par la défaite et l'humiliation de Diên Biên Phu.
C'est que l'armée française n'est pas chez elle, ici. Le Viet-Minh est omniprésent sur le terrain, quoique souvent de façon fantomatique. Et les paysans, contraints ou non, le soutiennent. Bareuil est effrayé du comportement de son bataillon lors d'une opération de ratissage dans un village : "On vient chez eux, on fouille leurs maisons, on regarde leurs femmes et on les soupçonne constamment. Eux nous invitent à manger alors qu'ils n'ont rien et nous refusons leur hospitalité. On est en train de les pousser dans les bras de l'ennemi, tu comprends ça ?" Il sait pourtant qu'on ne peut guère tisser des liens d'amitié avec la population, car c'est source de risques, tant pour les villageois (soupçonnés alors de « collaboration ») que pour l'armée française. Bareuil, qui a eu à son arrivée à Saïgon un déboire avec la femme, française, d'un administrateur, tombe pourtant amoureux d'une vietnamienne, Hoa, qu'il ne peut fréquenter, clandestinement, que la nuit. Sinon, dès qu'ils ont du temps « libre », les militaires boivent beaucoup, fréquentent les bordels. Bien que patriote, Hoa va fournir à Bareuil des renseignements qui éviteront à son escouade d'être totalement décimée.
Le roman s'étale donc sur huit années, les huit années de la guerre coloniale qui sont parfaitement renseignées, sans que la documentation de l'auteur pèse. Avec le recul d'aujourd'hui, il fait un équilibre savant entre les deux factions : il nous fait accepter la manière souvent meurtrière de nos « ennemis ». D'autant plus que les horreurs de l'armée française (utilisation, bien avant les Américains, du napalm) ne sont pas masquées non plus : aucun manichéisme ici. Finalement, Botvinnik (appelé Ông Cop, = le dernier tigre rouge, par son fidèle lieutenant Tran) a-t-il été un traître à son pays, parce qu'il est passé de l'autre côté ? Pas aussi simple, la réalité est comme toujours plus complexe, et ne demandons pas à l'auteur de simplifier. Ça se lit d'une traite et, bien que paru dans la collection Grands détectives de 10/18, ça n'est pas un roman policier : tout au plus un excellent suspense sur une époque relativement oubliée de notre histoire, et qui n'avait pas laissé à ce jour de grand roman. Les Français n'aiment pas se souvenir de leurs défaites !

vendredi 18 avril 2014

18 avril 2014 : Vive la technologie !


La société technocratique consacre des moyens immenses à l'hypnose de masse, afin de mouler la population dans certains comportements, notamment la consommation compulsive et compensatoire, divertissante et ostentatoire.
(Pièces et main d’œuvre, La décroissance, n° 107, mars 2014)


Effets pervers de la modernité :
automobile : on en a une, c'est forcément pour l'utiliser ; et tant pis pour l'écologie, les particules fines, les dépenses (une voiture, ça pompe, pas seulement de l'essence, mais aussi le budget individuel) et l'exercice physique, on ne sait plus marcher...
machine à laver : depuis l'invention de cette machine – dont je ne nie pas l'utilité – beaucoup, et en particulier les jeunes, ont pris l'habitude de se changer chaque jour : un pantalon doit-il être systématiquement lavé après un seul usage ???
douche : encore une invention drôlement écolo ; on sait que l'eau va devenir rare dans le futur – et qui dit rare, dit cher – mais ça ne fait rien, on se douche chaque jour, et parfois plusieurs fois par jour. Était-on si sale autrefois ? Je continue personnellement à faire une toilette assez sommaire, au gant de toilette et lavabo, chaque jour, et utilise la douche uniquement quand je me lave les cheveux (deux fois par semaine). Ne gaspillons pas l'eau, si précieuse... Suis-je donc si sale, de continuer à faire ma toilette, comme autrefois ?
télévision : on en a une – souvent plusieurs, dans les familles les plus humbles, c'est presque toujours une télévision dans chaque chambre, ça remplace les livres, et comme ça, plus de disputes sur les programmes – et forcément, à peine levé le matin ou rentré chez soi le soir après l'école ou le boulot, on l'allume. On ne la regarde pas forcément, elle fait un fond sonore, elle donne l'illusion de ne pas être seul. On oublie même de l'éteindre quand on fait ses devoirs, quand on a de la visite, on mange en la regardant, etc... Bref, c'est devenu une plaie !
téléphone : encore un engin d'une utilité certaine, mais qui est devenu la principale plaie du monde moderne. Alors que l'on ne devrait en faire usage que si besoin est, c'est l'objet qui a créé le besoin ; on téléphone à tour de bras, et on passe parfois la moitié de son temps accroché à l'engin, devenu le doudou des grands enfants attardés que nous sommes devenus. Ça s'est bien sûr accentué avec le téléphone portable, puis les engins multi-fonctions, devenus indispensables, comme voudrait nous le faire croire la publicité, toujours avide de promouvoir la dernière nouveauté (entendu à la radio : en moyenne déjà une heure et demie par jour l’œil vissé sur son smartphone !) ; indispensable, oui, pour se disperser, ne plus arriver à se concentrer, et là aussi, l'effet écologique est meurtrier...
ordinateur : entré dans presque tous les foyers, on ne saurait plus s'en passer. À la fois ouverture sur le monde – via internet – et outil de travail, il nous a peu à peu esclavagisé. Au point qu'on respire enfin quand on arrive à s'en passer quelque temps... Ce n'est pourtant qu'un outil, utile pour un écrivain, par exemple...
musique : plus personne ou presque ne chante aujourd'hui – peut-être sous la douche ? – chacun a les oreilles vissées sur des écouteurs, et pour le peu que j'en saisis, à partir des écouteurs de mes voisins, principalement dans la rue, le tram ou dans le train, pour écouter ce que j'appelle du bruit. Le silence est désormais aux abonnés absents ! Les bruits ordinaires, chants d'oiseau, bruissement des feuilles, vent, bruits citadins ou campagnards, frôlements, pensées et vie intérieure, etc., sont oubliés au profit de sons synthétiques. Rarement de musique – enfin, de ce que j'appelle musique...
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C'est le vieux ronchon qui parle (celui qui a gardé les yeux ouverts et l'esprit critique), le révolté perpétuel (au contraire de la majorité, en vieillissant, je n'ai rien oublié de mes révoltes d'adolescent, contre les injustices, l'absence de solidarité, les accapareurs de richesses, les grands de ce monde, etc.), l'atrabilaire (pas tout à fait, car je suis le plus souvent de bonne humeur, même devant les résultats des élections – et surtout les débats qui ont suivi, et qui continuent à la radio, ça m'a plutôt fait rire !)...
Vive la technologie !

mardi 15 avril 2014

15 avril 2014 : l'être humain, cette énigme


22 mars 1998 : L'être humain est d'une complexité insondable, et c'est en cela qu'il est passionnant. Nous cherchons à le connaître, mais ce besoin de connaissance est toujours mis en échec. Pour chacun, l'autre est une énigme.
(Charles Juliet, Apaisement : Journal VII, 1997-2003, POL, 2013)

Le printemps est enfin arrivé : quel bonheur d'arpenter les quais, les pistes cyclables, avec bras et jambes nus. Chaque année, l'hiver me semble plus long. Alors même qu'il est nettement moins rude que les hivers de mon enfance... Si je ne sortais pas de chez moi, je ne m'apercevrais de son existence que par la pâle lueur et la faible longueur du jour, tant on vit aujourd'hui dans un confort intérieur que je ne connaissais pas alors. 
Quand j'étais petit, seule la cuisine était chauffée, par une cuisinière à bois. Aussi est-ce là que nous vivions, que nous faisions une rapide toilette (le bain une fois par semaine le samedi, dans une baignoire en métal placée à deux pas de la cuisinière, et qu'on garnissait d'eau chauffée par la cuisinière), que nous nous habillions, que nous faisions nos devoirs et apprenions nos leçons sous l'aile de maman, tandis que ma grand-mère préparait le repas et s'affairait auprès de la cuisinière ; c'était là que nous mettions la table (il y avait un tour, pour que tous les enfants y participent), que nous mangions, puis que nous faisions la vaisselle (à tour de rôle aussi, par équipe de deux, l'un lavait, l'autre essuyait), que nous jouions en hiver aux jeux de société après le repas, à moins que mamie ne nous fasse une lecture, ne nous récite un poème (elle n'avait rien oublié de son école primaire d'avant la guerre de 14), ou ne chante une chanson, et hop, vers 8 h, nous montions nous coucher. Bien sûr, les chambres étaient glacées. Aussi, une demi-heure avant, maman ou mamie avaient glissé dans chaque lit des briques chauffées dans le four et entourées d'un tissu épais. Inutile de dire qu'on ne s'attardait pas pour lire ou autre chose, il faisait trop froid ! D'ailleurs, on n'avait pas de livres, denrée rare à l'époque...
Bref, c'était un autre temps, qui paraîtrait moyenâgeux à beaucoup, surtout si j'ajoute que nous n'avions pas l'eau courante, et qu'il fallait aller remplir les seaux à la pompe publique, à cent cinquante mètres de chez nous. Nous y accompagnons notre grand-mère, mon frère aîné et moi, puis par la suite, mon frère cadet et ma sœur se sont joints à nous. On peut dire que quand nous avons eu connaissance des Misérables et de l'histoire de Cosette condamnée à aller chercher de l'eau à la fontaine par les affreux Thénardier, ça nous a parlé tout de suite. Un siècle pourtant avait passé depuis Victor Hugo. Mais l'adduction d'eau n'est arrivée au village que dans les années 60, après notre départ.
Maintenant, je suis vieux, j'ai largement dépassé l'âge de ma grand-mère quand j'étais petit (et Dieu sait si je trouvais qu'elle était vieille ! mais je l'aimais comme ça, c'est peut-être à l'origine de ma gérontophilie !), et l'hiver me pèse plus par son manque de luminosité que par le froid, de plus en plus rare (nous n'avons pas dû avoir plus de douze gelées à Bordeaux cet hiver). Aussi, pour moi, le printemps, c'est la joie, c'est la bonne humeur retrouvée, les bourgeons, les feuilles, les fleurs, le gai soleil plus haut dans le ciel et l'envie de m'épanouir à l'extérieur... L'an dernier, j'avais passé le mois de février sur l'océan, sous les Tropiques, et l'hiver ne m'avait pas pesé autant. Ce devrait être le cas l'an prochain, où mon départ est annoncé pour le 22 janvier. Pour tout dire, l'hiver m'a coupé le sifflet, ça fait bien quatre mois que je n'ai pas écrit un poème. En écrirai-je encore ??? Mystère.
Comme l'écrit Charles Juliet, l'être humain est une énigme. Pour les autres sans doute, mais je dirais même une énigme pour soi-même en premier lieu. On se surprend à faire des choses inattendues, à avoir des pensées incroyables. Ma propre énigme, c'est d'être resté fidèle à mes idéaux de jeunesse (égalité, fraternité), à ne pas être devenu conservateur en vieillissant – au contraire, je suis plus rebelle et révolté que jamais quand je vois notre monde. Par moment, je me dis qu'il vaudrait mieux fermer les yeux. Dieu merci, je ne vivrai plus assez longtemps pour pénétrer dans le monde de robots (dernière invention : les « Google glasses ») qu'on nous prépare. Et je n'ai, comme Claire, aucune envie d'acharnement thérapeutique ou de longévité artificielle. On doit bien s'arrêter un moment, non. Déjà, je sais que mon voyage de janvier 2015 sera le dernier sur la mer. J'ai renoncé à beaucoup de choses, je vis dans le calme, dans une simple sobriété, dans l'amitié et, je l'espère, dans le don. J'apprécie le temps qui passe et l'instant présent, je n'ai aucun regret, je me sens bien accompagné, je suis encore capable de m'émerveiller devant une œuvre d'art, un poème, un film, un paysage ou un être humain de rencontre. Le jour où je n'aurai plus envie de bouger et de contempler des paysages ou des pays, de faire des rencontres humaines, artistiques, littéraires, de me donner, je serai bon pour les croque-morts.
Ce moment n'est pas encore venu, même si parfois, j'entends au creux de mon oreille une petite voix qui me chuchote : « Il est temps de partir ! » 

pâquerettes dans le parc en bas de chez moi

 

dimanche 13 avril 2014

13 avril 2014 : l'humain d'abord


On ne peut regarder un homme sans voir l’humanité entière. L’injustice dont est accablé un seul ne peut que frapper les autres.
(Colum McCann, Transatlantic, trad. Jean-Luc Piningre, Belfond, 2013)

Décidément, j'enrichis ma culture cinématographique de films qui sortent terriblement de l'ordinaire. Voici qu'après le très bon De toutes nos forces, que j'aurais pu ajouter à mon « post » sur les âmes nues, film qui raconte les efforts d'un père (Jacques Gamblin) et de son fils lourdement handicapé (le jeune acteur l'est réellement) pour se retrouver et s'aimer par-delà leurs divergences dans un défi colossal, un autre film sur un handicapé nous a été montré dans le cadre du Festival Cinémarges de Bordeaux. Ce film allemand a été présenté en première en France et, à mon avis, il ne sortira pas de sitôt.
One zero one (101), sous-titré Die Geschichte von [L'histoire de] Cybersissy und BayBjane, est un film proche du documentaire, un « documentale », nous a dit le réalisateur, présent, c'est-à-dire un document-conte. Cybersissy et BayBjane sont deux artistes du spectacle. Ils se travestissent en drag-queens complètement déjantées, hypermaquillés, costumés, et perruqués par Antoine (Cybersissy), qui a trouvé l'art comme seul moyen d'échapper à l'étouffement religieux et à l'homophobie de sa mère et de la société (« quand t'es pédé, » dit-il, « t'es plus considéré comme un être humain, mais seulement comme un sexe ») : il peint aussi et fait de la céramique. Ils participent ensemble à des spectacles dans les boîtes de nuit et cabarets allemands, mais aussi à Ibiza ou New York. Antoine est énorme, ventripotent, mais une fois maquillé et perruqué, il compose un personnage imposant, extravagant et absolument magnifique. On le dirait tout droit sorti d'un opéra de Lully ! BayBjane (Mourad) est d'origine marocaine, victime d'une maladie génétique, il est resté presque nain, les mains déformées, les hanches fragiles. Mais il a une présence étonnante, est très demandé sur les scènes, car les gens ont envie de voir quelque chose d'exceptionnel et son charisme fait le reste.

One Zero One - Die Geschichte von Cybersissy & BayBjane - Filmplakat
Et ce qui est singulier ici chez Mourad, c'est sa démarche, son humour, son âme qui apparaît comme nue (un des autres artistes, un danseur contorsionniste, avec qui il monte un spectacle en duo, dit de lui qu'il a le cœur pur), sa manière de transcender par l'art son handicap de naissance. Comme Mourad le dit lui-même (je cite de mémoire), « le fait d'avoir été toujours hors norme m'a permis d'être à l'écart des cons. » C'est-à-dire des normaux, de ceux qui veulent tout normaliser – en particulier certains médecins, qui voyaient en lui un cas d'école, et qui étaient prêts à tenter des opérations risquées pour voir ce que ça donnerait –, Mourad a préféré faire de son anomalie un atout. Il a eu surtout la chance de rencontrer Antoine, qui l'a pris sous son aile et lui a permis de fabriquer son personnage d'artiste. Antoine, de son côté, est lui aussi hors normes : il est homosexuel, et obèse. Mais on sent chez lui une capacité d'amour que n'ont pas bien des gens normaux. Qui, chez ces derniers, s'intéresse aux handicapés au point de leur offrir autre chose qu'une vie en maison spécialisée ?
Oui, l'art, la culture, voilà ce qui peut sauver le monde. Mourad parle un allemand très pur (autant qu'il m'a semblé), il parle anglais aussi, et arabe bien sûr. Il a une extraordinaire empathie vers ceux qui sont différents, comme si sa différence le conduisait à comprendre mieux les autres. Henry Fielding, dans Histoire de Tom Jones, enfant trouvé (trad. Francis Ledoux, Gallimard, Folio, 1990), écrit que "Les femmes, soit dit à leur honneur, sont en général plus que les hommes capables de cet amour violent et en apparence désintéressé qui ne cherche que le bonheur de celui qui en est l'objet; je ne sais pas si c'est vrai, peut-être. Mais l'on voit ici que les handicapés, ou les « anormaux » en sont capables aussi.
J'ai forcément pensé en voyant cet excellent film (visuellement très beau, avec une somptueuse bande sonore) au fameux Freaks de Tod Browning (1932), un des plus beaux films du monde, et qui se passe dans les milieux du cirque, où se produisaient à l'époque des « monstres » : nains et lilliputiens, sœurs siamoises, homme-tronc, homme-serpent (sans bras ni jambes), femme à barbe, hermaphrodite, manchots, etc. Pareillement, Browning nous forçait à voir les belles âmes dissimulées sous les difformités, et nous faisait comprendre que les « normaux » sont souvent moqueurs, méchants, sordides. Car sous la beauté peut se cacher la monstruosité. C'est un film qu'on ne pourrait plus tourner aujourd'hui, car avec le « politiquement correct », tous ces « anormaux » sont exclus des spectacles : on ne doit pas se moquer d'eux, non mais !
Si one zero one pouvait changer notre regard sur tous les « différents » qu'il y a autour de nous, et ils sont si nombreux (homos et handicapés, comme dans le film, mais aussi SDF, sans-papiers, roms, immigrés de toute sorte, personnes très âgées comme dans le film Gerontophilia, dont je parlais avant-hier), je crois que le monde se porterait mieux, et que le vivre ensemble (l'humain d'abord, que prônait Mélenchon) y gagnerait. Oui, c'est une chance que nous soyons tous si différents, et il y a de la place pour tous dans notre monde.
Mais est-ce ce que la majorité souhaite ? J'en doute, au vu du résultat des dernières élections.

vendredi 11 avril 2014

11 avril 2014 : Eastern boys et Gerontophilia : les âmes nues

la capacité d'accueillir tient d'une certaine plasticité chez des personnes qui savent traiter avec elles-mêmes, qui sont plus libres et ont un bon rapport avec leur société intérieure.
(Jacques Derrida, Une hospitalité à l'infini, in Autour de Jacques Derrida : de l'hospitalité, manifeste, La passe du vent, 23001)


Plus j'avance en âge, plus je suis persuadé que ce qui est important dans l'amour, c'est, plus que le dénudement des corps, celui des âmes. Tolstoï l'a admirablement montré dans plusieurs de ses romans et nouvelles. Il n'y a pas d'amour profond tant que les âmes ne se sont pas mises à nu. Deux films qui viennent de sortir nous le montrent aussi. Certes, ce sont des films spéciaux qui n'auront qu'un public restreint, puisqu'il s'agit d'amours masculines. Mais peut-être aussi, le dévoilement est plus net que dans un amour ordinaire.
Eastern Boys
Prenons par exemple Eastern boys, de Robin Campillo, que j'avais vu en avant-première à Venise. C'est un film noir, un thriller que Hitchcock n'aurait pas renié. Un film français admirablement maîtrisé, un de mes chocs de Venise. L'intrigue est simple. Un homme, Daniel, qui commence à prendre de la bouteille (une bonne cinquantaine) lève Gare du Nord à Paris un jeune prostitué, Marek, venant d'Europe de l'est et lui donne rendez-vous chez lui pour le lendemain. Il habite dans la proche banlieue, près de la Porte de Montreuil, dans une tour, un appartement en hauteur, vaste et lumineux, d'où il a une belle vue sur Paris. Il gagne, semble-t-il, bien sa vie, mais nous ne saurons pas grand-chose de lui. Sans méfiance, il ouvre de chez lui la porte d'entrée extérieure, puis quand on sonne à sa porte, sa propre porte d'entrée. Au lieu du jeune homme attendu, c'est tout un groupe qui s'infiltre et qui, en l'espace d'une heure, enlève tous les objets précieux sans que l'homme proteste. Scène assez terrifiante, mais bien connue des victimes d'agression : on reste muet et inerte, devant l'inattendu. Par la suite, dans son appartement vidé (et peut-être Daniel se trouve heureux de ne plus avoir tous ces objets ?), Marek réapparaît, et ils vont avoir des relations tarifées. Peu à peu, pourtant, un autre sentiment apparaît chez Daniel, qui envisage jusqu'à adopter Marek, pour lui permettre de rester en France, pendant que la bande-maffia essaie de retirer Marek de cette liaison jugée inopportune, car non voulue par le chef. La dernière partie du film montre Daniel à la fois prévenant la police de la séquestration de Marek, et se décidant à agir pour le sauver. La naissance de l'amour chez Daniel, qui va se muer en amour paternel, sans plus question de sexe, est vue avec une intensité magnifique : on sent chez lui la « capacité d'accueil » dont parle Derrida, et une mise à nu de sa vie intérieure. Un film dérangeant (car sous un certain angle, il apporte de l'eau au moulin des intégristes et des frontistes), mais superbe. Les acteurs sont magistraux, les jeunes venant de l'est étant non-professionnels, mais issus d'un casting sauvage du réalisateur.
Gerontophilia
Autre film dérangeant, à plus d'un titre, mais tout aussi superbe : la canadien Gerontophilia, de Bruce La Bruce. Là, il s'agit d'un tout jeune homme qui, engagé dans un une maison de retraite, se lie d'amitié et plus avec un octogénaire, de surcroît noir ! C'est dire qu'ici on brasse à la fois le racisme ordinaire, mais aussi celui des différences d'âge, sans oublier l'homosexualité. Comme lui dit la petite amie, Lake (le héros), c'est une position vraiment révolutionnaire d'aimer un vieux, au point de le sortir de l'asile et de l'emmener voir l'Océan Pacifique, vieux désir de Melvyn. Ils n'arriveront pas au bout, mais entretemps, ils mettront leur âme à nu et Lake aura découvert l'amour. Je n'ai pas vu les autres films, paraît-il sulfureux, de ce réalisateur, mais celui-ci est, comme Eastern boys, parfaitement maîtrisé : images, mise en espace, jeu des interprètes, rien à redire.
Ça fait du bien d'être un peu dérangé dans son confort intellectuel plein de clichés et d'idées reçues, de temps en temps.

jeudi 10 avril 2014

10 avril 2014 : une chute mémorable !


L'importance donnée au fait divers, au sensationnalisme, au catastrophisme, aux événements racoleurs, nourrit le repli sur soi et la frilosité. C'est un phénomène très européen. Nous jouons avec la peur beaucoup plus qu'avec la raison, la confiance ou encore l'espoir.
(Matthieu Pigasse, Révolutions, Plon, 2012)


Ben voilà que moi aussi, je vais donner dans le sensationnalisme, dans le catastrophisme, dans le fait divers ; depuis le temps qu'on me dit que le vélo, c'est dangereux, qu'on joue avec ma peur (« Pourquoi tu mets pas de casque, de genouillère, de coudière ? » Ma réponse : « Eh, pourquoi pas une armure médiévale ? »), au lieu de compter sur l'espoir, sur la raison, sur la confiance (en avez-vous si peu en moi ?), il fallait bien que ça arrive.
Oh, qu'on se rassure, je n'ai rien ; et le vélo, non plus.
Mais alors que je tournais à l'angle du Cours Balguerie Stuttenberg en direction du Boulevard ; alors que prudemment, je m'étais arrêté pour laisser passer les voitures qui continuaient tout droit, j'aperçois un cycliste (une bonne trentaine, genre bobo, pantalons troués aux genoux) qui fait la même chose que moi, mais à une allure phénoménale, et du côté gauche du Cours (en sens unique, on peut effectivement se placer à gauche, ce que j'avais omis de faire et ce pourquoi j'attendais à l'angle opposé que la circulation s'arrête). En coupant l'angle, il a dû sans doute heurter la bordure du trottoir, en tout cas, il a fait un vol plané spectaculaire et est resté inerte. Ses lunettes de soleil ont valdingué. Toute la circulation s'est arrêtée. J'ai garé mon vélo, un autre cycliste s'est arrêté aussi, des automobilistes sont sortis, et on s'est mis à plusieurs pour le redresser. Apparemment, rien de cassé !
Tout ceci me confirme que :
      1. Il faut être prudent à vélo, ce que je suis. Je me félicitais justement lors de mon parcours d'aujourd'hui de ralentir toujours avant chaque croisement où il y a un « Cédez le passage », de ne passer qu'aux feux verts, de rouler suffisamment à l'écart (un mètre, voir le code de la route) des voitures en stationnement (pas envie de recevoir, comme ça m'était arrivé à Amiens, en 1988, une portière qui s'ouvre brusquement ; et tant pis si la circulation auto derrière moi est obligée de ralentir, ne pouvant pas me dépasser), etc.
      2. Il faut rouler à vitesse réduite en ville. C'est valable pour les voitures, pourquoi ne serait-ce pas valable pour les cyclistes ? Et c'est ce que je fais. Je me fais doubler par tout le monde ou presque, mais je n'ai plus rien à prouver. L'essentiel, c'est d'arriver où je veux aller, et je prévois une marge confortable, je pars toujours assez tôt.
      3. On n'est pas sur un circuit prévu pour faire des acrobaties quand on roule dans les rues d'une grande ville ! Non seulement il y a des voitures, mais il y a aussi des vélomoteurs, scooters et motos, sans parler des piétons, qui marchent volontiers dans la rue !!!
      4. Donc, concentration maximale, comme au yoga. Tiens, je viens de voir hier Le souffle des Dieux, un joli documentaire allemand sur le yoga. Je me disais que le vélo, c'est mon yoga à moi. De la même manière ça m'oxygène le cerveau et ça affine ma concentration. 

        Sur ce, roulez, vieillesse !
         

mercredi 2 avril 2014

2 avril 2014 : Présence de Jeanne Benameur, ou les défis de l'éducation nationale


Quand les élèves croient à ce qu'ils font, ils ne s'arrêtent plus. Ils travaillent. Ne rien faire n'est pas ce qu'ils recherchent. Il faut du sens à ce qu'on leur demande, c'est tout.
(Jeanne Benameur, Présent ?, Denoël, 2006)

Le monde moderne a si rapidement changé que la rupture entre enfants, adolescents et le monde enseignant est devenue béante : "Ce n'est pas un fossé qu'il y a entre ceux qui croient donner et ceux qui ne peuvent recevoir, c'est une fosse." L'école de ma jeunesse n'avait pratiquement que peu changé depuis Jules Ferry. Je me souviens que dans mon école de village, la plupart des livres de la bibliothèque dataient d'avant la guerre de 14. Ce n'était certes pas un gros encouragement à la lecture, et cependant, nous étions avides de savoir, et le "professeur était celui par qui le savoir arrivait. Aujourd'hui, le savoir arrive, diffracté, par mille canaux. On a l'impression qu'on pourrait tout faire, de chez soi, avec un écran d'ordinateur, alors à quoi bon l'humain ?" Comment alors jeunes et enseignants peuvent-ils s'en sortir ? Eh bien, peut-être en prenant la réalité à bras le corps, et les jeunes pour ce qu'ils sont, telle semble être la leçon du superbe roman de Jeanne Benameur, Présent ? (Denoël, 2006 ; rééd. en poche, Folio Gallimard, 2008, n° 4728).

Nous sommes dans un collège de banlieue le jour du dernier conseil de classe, conseil qui sert d’orientation pour une classe de 3e. Là va donc se jouer la décision de l’avenir des élèves de cette classe : voie de garage ou voie royale ? L'action se déroule en une seule journée. Nous suivons au fil des heures la Principale, Marie-Claire Devert, plusieurs enseignants, Paul Aubin, le professeur d'histoire-géo à l'orée de la retraite, le professeur de français, Luc Masson, la professeur de SVT, Valérie Lavalette, la professeur principale, Inès Régnier, le conseiller d’orientation, Étienne, quelques parents, le personnel de service (ATOS) et le «factotum» qui connaît tous les tours et détours et possède les précieuses clés, la documentaliste, Laurence Pascalet, et bien sûr quelques élèves, dont les deux délégués de classe, Aminata, fille d'immigrés et Laurent, fils d'un boucher lui-même délégué des parents. L'auteur nous promène en long et large dans le collège, au gré des heures de cours, des récréations, des pauses en salle de professeurs ou à la cantine, et enfin pendant le conseil de classe et ses suites. Chaque personnage est suivi dans ce qu'il a d'humain (ou d'inhumain) en cette toute fin d'année scolaire.
La vie est éprouvante ici, car le collège est en zone difficile et les moyens ne suivent pas : "l'argent ira là où tout va bien et on laissera crever un peu plus les lieux difficiles, ceux où on a justement tellement besoin de ce qui est jugé « annexe ». Mais que veut-on faire de ces enfants ? On veut les rendre encore un peu plus violents ? Encore un peu plus largués dans un système qui ne veut rien voir de ses failles ?", s'interroge le personnel. La principale s'en inquiète et fait ce qu'elle peut, elle qui se pose des questions sur sa propre vie, elle qui a refusé vingt ans plus tôt une voie peut-être meilleure, en tout cas différente :elle a "laissé filer l'homme qu'elle aimait, seul, a refusé de le suivre à l'autre bout du monde. Il était photographe. Elle avait peur de la vie trop précaire qu'il lui offrait. Elle n'a jamais cessé de le regretter mais voilà, elle s'était mise à l'abri. De quoi ? Du désir ? Est-ce raisonnable de se mettre à l'abri de ce qui fait vivre ?" Au fond, elle s'est fait une raison.
Le prof de français, lui, n'arrive plus à lire chez lui, submergé par le flot de copies à corriger. Il reste dans sa classe et se plonge dans un livre lors des récréations, plutôt que d'aller en salle des profs entendre des jérémiades. Et ce jour-là, après tout c'est la fin de l'année, il peut bien sortir du programme et montrer enfin ce qu'il aime, quand les élèves rentrent, surprise. Le prof reste debout, appuyé sur le bureau, il ne fait pas le sacro-saint appel, mais il entame, devant les élèves médusés et bientôt captivés, une lecture à haute voix : il leur lit La métamorphose, de Kafka. Il sait que lire, "c’est laisser des images se former à partir des mots choisis par les auteurs", et que ce qui manque le plus à ces jeunes, saturés de bruits, d'images imposées par la pub, internet, la télé, les portables ("La téléphonie illimitée, l'Internet illimité... on paye des forfaits et en avant, plus d'espace plus de temps, on peut se croire libre. De parler et parler encore. Communiquer comme ils disent tous. On est juste autorisé à bavarder sans fin. Il suffit de payer"), c'est de former leur propre imagination. Il sait aussi que ces jeunes n'arrivent plus à communiquer avec leurs parents. Il leur dit que Kafka n'y arrivait pas non plus, qu'il a écrit pour lui-même une Lettre au père, que l'écriture, ça sert aussi à ça. Et justement, ça déclenche chez quelques élèves le désir d'aller chercher au CDI le livre.
Or, dès la fin du cours, D., l'élève le plus difficile, toujours prêt à en découdre pour un mot ou un regard, déboule au CDI. La documentaliste, qui croit à ce qu'elle fait, ne cesse de penser que ces jeunes ne sont pas mauvais : "ce n'est pas de haine qu'il s'agit. La haine anime une intention. Elle s'adresse à l'autre. Ici c'est la rage qui est à l’œuvre. La rage dit quelque chose en soi qui ne trouve pas d'issue." Justement, elle s'apprêtait à commencer un atelier d'écriture, avec des élèves de toutes classes volontaires. Elle réussit à convaincre le jeune D. d'y participer. Ici, pas de notes, lui dit-elle, on écrit ce que l'on veut, on n'est pas obligé de le montrer aux autres, et si on bute sur l'orthographe, il y a tous les dictionnaires qu'il faut. Découverte pour D., venu chercher la fameuse Lettre au père. Lui, le bagarreur, accepte le défi du thème proposé (le « labyrinthe »), il arrive à écrire et il reprend confiance en lui.
Laurence Pascalet croit à la vertu de l'écriture et de la littérature : elle a même fait découvrir la lecture à une des dames de service qui vient de temps en temps lire au CDI (impossible chez elle, son mari ne comprendrait pas !). Si Laurence a choisi ce métier, c'est qu'elle ne veut pas laisser les coups remplacer le langage : "Ce que les élèves trouvent ici c'est autant de gagné pour la suite de leur vie. Ça va bien au-delà des programmes. Quand elle leur lit les textes des auteurs les plus difficiles, elle sent qu'elle aussi a gagné." Elle pense d'ailleurs qu'il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs : "Si on met la maîtrise de la langue comme sentinelle à la porte, on se trompe. On arrête le processus. Les élèves n'osent plus employer certains mots par peur de ne pas en connaître l'orthographe. On fait le travail à l'envers. Ils restent dans le champ de la centaine de termes connus. Ils n'apprennent rien." Et ils apprendront s'il trouvent du sens.
La jeune prof de SVT, elle, a raté son année, qui était sa première. Elle ne supporte plus d’aller au collège : elle a perdu définitivement confiance en elle, elle n’a aucune autorité sur les élèves, et s'absente le plus souvent qu'elle peut. Elle ne comprend pas ces jeunes sans repères et sans désir d'apprendre : "Son monde à elle est si loin du leur. Elle n'a pas eu les mêmes repères qu'eux. Elle a aimé ses profs qui lui faisaient découvrir un monde auquel, chez elle, elle n'avait pas accès. La connaissance, les livres, la réflexion". Sa seule ressource, ce sont les visites de son amoureux, encore à l'université, malheureusement lointaine, et avec qui elle ne peut passer qu'un week-end sur deux. Et la mer, la Bretagne et ses ciels, près de quoi elle a passé sa jeunesse, lui manquent. La banlieue, le béton l'étouffent.
Le conseiller d'orientation-psychologue souhaite le mieux pour chacun des élèves. Par exemple, Madison, cette élève quasiment nulle dans presque toutes les matières, et qui passe tout son temps, même pendant les cours, à dessiner, à croquer les professeurs, on doit pouvoir la sauver, lui permettre un jour d'entrer dans une école d'art, pour parfaire son talent. Mais voilà, le professeur d'arts plastiques ne viendra pas au conseil de classe, son avis ne compte jamais, dit-il. Madison est pourtant l'élève la plus douée qu'il ait jamais eue. Et le conseiller, comme la documentaliste, pensent que, comme la littérature, l'art est tellement important dans la vie. Ils se souviennent du roman de Kazantzaki, Alexis Zorba : "Il ne viendrait à l'esprit de personne de se dire qu'on va à l'école pour apprendre à danser, à chanter, à peindre. Pourtant. Que fait Zorba quand son enfant meurt ? Que fait-il pour continuer à vivre ? Il tape son talon sur la terre, il lève les bras au ciel et il danse. Tout le désespoir du monde entraîne son corps, le soulève, le fait retomber dans la poussière, et recommencer. Il danse la mort de son enfant. Sans l'art un être humain peut crever de douleur. Pourquoi les matières artistiques alors ne sont-elles pas au cœur de tout lieu d'enseignement ?" Enfin, le conseiller d'orientation en a marre d'être considéré comme un homme à chiffres : "Tout ce qui se passe ici, c'est complexe, passionnant, parce que c'est de la vie en transformation, et on voudrait les ratatiner en statistiques imbéciles ?", parce que c'est ce que réclamé l'administration. On est dans l'humain, que diable : "Trop d'élèves sont dans des situations si intenables qu'ils n'arrivent plus à rien. Les préoccupations d'une vie de misère, ça occupe tout. Plus de place dans la tête pour un petit espace vide, celui qui accueillerait le savoir."
Tous deux, le conseiller, la documentaliste, rejoints d'ailleurs par quelques profs, ont une vision ouverte de la vie, et subodorent qu'il faut la communiquer, cette vision à ces élèves paumés et indisciplinés : "Ne soyons pas raisonnable. Surtout pas. Quand il s'agit de choisir pour quoi on va se lever chaque matin, il ne faut pas être raisonnable, il faut être un vrai rêveur de sa vie." Laurence en particulier pense aux pouvoirs de la littérature et du rêve : "Avec la force des rêves, on va. Et si on n'atteint pas le rêve, cela n'a pas d'importance parce qu'on a tout de même fait du chemin et en chemin on rencontre, parfois on se rencontre soi-même, et c'est ça, œuvrer pour vivre."
Jeanne Benameur, dont j'avais beaucoup apprécié Les demeurées et Les insurrections singulières, signe ici un roman magnifique, bouleversant, d'une vérité tranchante. Elle-même fille d'immigrés, fut professeur de lettres et sait de quoi elle parle. Le roman est construit en petits tableaux assez courts qui nous font entrer peu à peu dans la tête de chacun de ces enseignants, du personnel ATOS (très beau portrait du « factotum » et de sa femme), de quelques parents (oh, cette mère d'élève qui regrette presque que son fils soit bon élève, ce qui va inexorablement l'éloigner d'elle : "elle aime regarder le monde de cette fenêtre. Elle lève les yeux vers le ciel et se demande pourquoi son mari ne veut pas que leur enfant ait la même vie qu'eux. Est-ce que leur vie ne vaut rien ?") et aussi des élèves.
On est souvent dans l'empathie, dans l'émotion, dans la sensation, dans le vécu intérieur, dans le concret. On sent que tout est prêt à exploser, et effectivement, les chapitres consacrés au conseil de classe font se nouer les tensions : la prof de SVT démissionne, les professeurs humanistes, soutenus par la documentaliste et le conseiller d'orientation, ceux qui n'ont pas encore baissé les bras et se gardent de porter un jugement définitif, prennent le parti des élèves difficiles, la rigide professeur principale doit se soumettre à leur vision plus humaine des choses, et à ne pas décider abruptement de la vie future de ces jeunes. Les dernières pages nous montrent pourtant que l'émeute éclate, et que des élèves du collège y participent. Au fond, la violence trop longtemps cachée qui se manifeste là, est celle de ceux qui ne savent pas s’exprimer – ou mal, de ceux qui sont mis au rancart, des naufragés de la vie. Présent ? est un roman écrit avec l’énergie du désespoir, avec la générosité aussi de ceux qui n'acceptent pas la fatalité et qui désirent combattre l’humiliation. C'est très beau.