vendredi 11 avril 2014

11 avril 2014 : Eastern boys et Gerontophilia : les âmes nues

la capacité d'accueillir tient d'une certaine plasticité chez des personnes qui savent traiter avec elles-mêmes, qui sont plus libres et ont un bon rapport avec leur société intérieure.
(Jacques Derrida, Une hospitalité à l'infini, in Autour de Jacques Derrida : de l'hospitalité, manifeste, La passe du vent, 23001)


Plus j'avance en âge, plus je suis persuadé que ce qui est important dans l'amour, c'est, plus que le dénudement des corps, celui des âmes. Tolstoï l'a admirablement montré dans plusieurs de ses romans et nouvelles. Il n'y a pas d'amour profond tant que les âmes ne se sont pas mises à nu. Deux films qui viennent de sortir nous le montrent aussi. Certes, ce sont des films spéciaux qui n'auront qu'un public restreint, puisqu'il s'agit d'amours masculines. Mais peut-être aussi, le dévoilement est plus net que dans un amour ordinaire.
Eastern Boys
Prenons par exemple Eastern boys, de Robin Campillo, que j'avais vu en avant-première à Venise. C'est un film noir, un thriller que Hitchcock n'aurait pas renié. Un film français admirablement maîtrisé, un de mes chocs de Venise. L'intrigue est simple. Un homme, Daniel, qui commence à prendre de la bouteille (une bonne cinquantaine) lève Gare du Nord à Paris un jeune prostitué, Marek, venant d'Europe de l'est et lui donne rendez-vous chez lui pour le lendemain. Il habite dans la proche banlieue, près de la Porte de Montreuil, dans une tour, un appartement en hauteur, vaste et lumineux, d'où il a une belle vue sur Paris. Il gagne, semble-t-il, bien sa vie, mais nous ne saurons pas grand-chose de lui. Sans méfiance, il ouvre de chez lui la porte d'entrée extérieure, puis quand on sonne à sa porte, sa propre porte d'entrée. Au lieu du jeune homme attendu, c'est tout un groupe qui s'infiltre et qui, en l'espace d'une heure, enlève tous les objets précieux sans que l'homme proteste. Scène assez terrifiante, mais bien connue des victimes d'agression : on reste muet et inerte, devant l'inattendu. Par la suite, dans son appartement vidé (et peut-être Daniel se trouve heureux de ne plus avoir tous ces objets ?), Marek réapparaît, et ils vont avoir des relations tarifées. Peu à peu, pourtant, un autre sentiment apparaît chez Daniel, qui envisage jusqu'à adopter Marek, pour lui permettre de rester en France, pendant que la bande-maffia essaie de retirer Marek de cette liaison jugée inopportune, car non voulue par le chef. La dernière partie du film montre Daniel à la fois prévenant la police de la séquestration de Marek, et se décidant à agir pour le sauver. La naissance de l'amour chez Daniel, qui va se muer en amour paternel, sans plus question de sexe, est vue avec une intensité magnifique : on sent chez lui la « capacité d'accueil » dont parle Derrida, et une mise à nu de sa vie intérieure. Un film dérangeant (car sous un certain angle, il apporte de l'eau au moulin des intégristes et des frontistes), mais superbe. Les acteurs sont magistraux, les jeunes venant de l'est étant non-professionnels, mais issus d'un casting sauvage du réalisateur.
Gerontophilia
Autre film dérangeant, à plus d'un titre, mais tout aussi superbe : la canadien Gerontophilia, de Bruce La Bruce. Là, il s'agit d'un tout jeune homme qui, engagé dans un une maison de retraite, se lie d'amitié et plus avec un octogénaire, de surcroît noir ! C'est dire qu'ici on brasse à la fois le racisme ordinaire, mais aussi celui des différences d'âge, sans oublier l'homosexualité. Comme lui dit la petite amie, Lake (le héros), c'est une position vraiment révolutionnaire d'aimer un vieux, au point de le sortir de l'asile et de l'emmener voir l'Océan Pacifique, vieux désir de Melvyn. Ils n'arriveront pas au bout, mais entretemps, ils mettront leur âme à nu et Lake aura découvert l'amour. Je n'ai pas vu les autres films, paraît-il sulfureux, de ce réalisateur, mais celui-ci est, comme Eastern boys, parfaitement maîtrisé : images, mise en espace, jeu des interprètes, rien à redire.
Ça fait du bien d'être un peu dérangé dans son confort intellectuel plein de clichés et d'idées reçues, de temps en temps.

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