jeudi 19 juin 2014

19 juin 2014 : Cesare Battisti face au mur


Tout intérêt est usurier. Ma morale me dicte que quand on a on doit donner.
(Fernando Vallejo, Carlitos qui êtes aux cieux, trad. Jean-Marie Saint-Lu, Belfond, 2007)



De temps en temps, je lis un livre qui traite de la prison, ou même qui a été écrit en prison. C'est ainsi que je viens de dévorer le dernier livre de Cesare Battisti, Face au mur (Flammarion, 2012). On connaît l'histoire de cet ex-activiste italien des « années de plomb », condamné par contumace en Italie, qui avait obtenu en France un asile dû à la doctrine Mitterrand, puis qui avait dû, lorsque Sarkozy fut ministre de l'intérieur, fuir au Brésil, où il finit par être arrêté, à la demande de l'Italie : le Brésil, après l'avoir maintenu quatre années en prison, lui a en fin de compte accordé l'asile politique. Battisti étant devenu écrivain dans les années 90, je me souviens que l'on discutait de son cas dans le groupe Mauvais genre (= le polar) auquel je participais en ce temps-là, et pour lequel j'avais proposé une analyse de son roman Avenida revolucion.

Face au mur par Battisti


Face au mur est un roman. On en a peu parlé, pour autant que  je sache, à sa sortie. L'auteur y raconte l'histoire d'un réfugié au Brésil, emprisonné et qui s'évade de sa prison en se souvenant de sa dernière histoire d'amour, avec une jeune femme, Janaïna. En fait, depuis son arrivée dans le pays, il était sous étroite surveillance policière, et Janaïna faisait partie du dispositif de surveillance ; et finalement, il en avait marre d'être soi-disant libre, mais constamment filé : "consciemment ou non, la prison, je l'ai cherchée. Parce qu'il était bon d'avoir, à côté d'une vie réelle devenue insupportable, une deuxième vie végétale d'où l'on peut contempler la première en simple spectateur." Parallèlement à cette remémoration de ses derniers mois de liberté, le narrateur, Auguste (un double de l'auteur) nous fait part de l'observation de la vie en prison, du petit oiseau qu'il observe de la cour de promenade, des confidences des autres détenus, qui nous valent de belles digressions sous forme d'histoires parallèles. Il faut un bel esprit d’indépendance pour lire un tel livre ; ça m'a beaucoup plu. C'est un « roman ». Ne pas y voir une autobiographie déguisée, même si sans doute beaucoup de faits vécus alimentent la source où puise le livre. Il suscitera la haine des conformistes de l'autofiction, incapables de s'affranchir de leur « moi » pour toucher une réalité qui les dépasse.
Auguste nous fait sentir la difficulté première de la vie carcérale : "le passé est une bonne caisse à outils pour ceux qui n'attendent plus rien du présent ni du futur." Si on ressasse trop le passé – mais ceci est valable tout autant en « liberté », on ne peut pas vivre réellement. Le narrateur nous rappelle bien le "processus de dépersonnalisation et de désocialisation qui, contre toute attente, semble être le but même de la prison [et qui entraîne une] fâcheuse tendance à se réinventer la vie avec passé, présent et futur, en se servant d'une nouvelle identité façonnée avec ce qu'on a sous la main." Pour en arriver, après quelques années de détention, au point où "si on nous libérait, là, en cet instant, nous ne saurions que faire, dehors pourrait être pire qu'ici. C'est comme si, en quelque sorte, la prison nous habillait et que la liberté nous reprendrait nus." Très belles observations que seuls des prisonniers peuvent faire.
Mais nous-mêmes, ne créons-nous pas, à notre usage, des prisons artificielles ? Ceux qui s'empêchent de lire, par exemple, en prétendant que la littérature n'est pas pour eux ; ceux qui s'enferment derrière de multiples barrières, idéologiques, religieuses, mentales ; ceux qui décident que le voyage et la rencontre des hommes ne sont plus pour eux ; ceux qui finissent par se désocialiser, aidés, il est vrai, par la société qui parque chacun dans une identité : les « jeunes », les « vieux », les « immigrés », etc. 
Être libre, c'est refuser ces barrières, ces frontières, ces enfermements. En ce sens, on peut même, dans une certaine mesure, être « libre » en prison. Et un roman comme Face au mur permet de le comprendre.

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