lundi 9 juin 2014

9 juin 2014 : assumer la solitude


C'est bien comme ça. Ma vie, ainsi, est suffisamment heureuse. En demander plus serait de l'avidité.
(Masako Bando, Les dieux chiens, trad. Yutaka Makino, Actes sud, 2008)

Vendredi 30 mai dernier, j'ai eu la grande joie d'assister au concert auxquels ont participé tous mes jeunes Colombiens, Juan et Alejandra, que je connais depuis 2012, Edwin (resté en France) et Alexander (revenu cette année), ces deux derniers qui furent nos premiers couch-surfers (avant même que nous entendîmes parler de ce terme) en 2007. Ne manquait à l'appel que David, rentré (définitivement ?) en Colombie en 2008. Sûrement que Claire aurait été contente de cette belle soirée – son âme devait flotter quelque part dans l'air de cette église de Nieul-lés-Saintes –, elle sans qui je n'aurais jamais fait leur connaissance, elle qui avait décidé d'ouvrir notre maison à ces jeunes, elle qui possédait le langage du cœur, celui de l'accueil inconditionnel, le même qu'a la mère pour son bébé. Il a bien fallu que je me mette au diapason, moi aussi, pour devenir le « papa de Poitiers », puis le « papa de Bordeaux » !
C'est que la paternité n'est pas donnée. Je lis dans le dernier n° de Réforme, qu'elle "est marquée par la responsabilité et l'adoption. Il ne suffit pas d'être géniteur pour être père, il faut savoir reconnaître et accueillir l'enfant. La paternité n'est pas naturelle mais culturelle." Au contraire, la maternité "est qualifiée par le lien biologique. Lorsque naît l'enfant, la mère a déjà une longue histoire avec lui." On peut sans doute discuter ces assertions. Je les crois assez vraies cependant. Pour ma part, avant d'adopter ces jeunes Colombiens, j'avais commencé, quasiment adolescent, par adopter mes jeunes sœurs, puis j'ai par la suite adopté en quelque sorte mes propres enfants – et quelques ami(e)s aussi ; c'est-à-dire j'ai pris la responsabilité de les accueillir comme d'autres moi-mêmes, de les choisir chacun dans sa singularité...
Ce n'est pas d'ailleurs sans égoïsme. Quand on accueille, on espère toujours (sans forcément le penser, et encore moins le dire) une réciprocité. On sait aussi que c'est – quelque part – un refuge contre la solitude. Cette année, j'ai donc hébergé Juan, exactement comme s'il avait été mon enfant – et il n'était pas loin de l'être, d'une certaine manière. Mais un enfant, on lui rend service en le faisant grandir, par la discipline et la liberté. On ne le garde pas pour soi. Juan fut donc à la foi un hôte, à qui j'ai offert mon amitié paternelle – je ne lui peut-être pas suffisamment enseigné la discipline intérieure, il est de ces nouveaux jeunes qui ont la main constamment vissée à leur smartphone –, mais que j'ai souhaité voir s'envoler aussi. Mon logement n'est pas une prison. Il a trouvé une petite amie, et depuis huit jours, bien qu'il ait toujours sa chambre chez moi (et ses affaires), je ne l'ai pas vu.
Je dois donc assumer de nouveau cette solitude qui, au fil des ans, prend une certaine ampleur. Ce n'est pas la même chose d'être seul à vingt ou trente ans, quand on a toute la vie devant soi, et d'être seul à bientôt soixante-dix ans. J'entends bien que je suis d'un caractère très sociable – cette semaine encore, deux amis viennent dormir chez moi – et qu'en réalité je suis rarement seul. Je peux toujours sortir de chez moi, voir des voisins, de la famille. Mais soudain, cette absence de mon hôte m'a frappé ; je n'ai pourtant pas encore atteint le stade des derniers propos de Marguerite Duras, recueillis par Yann Andrea dans C'est tout (P.O.L., 1995) : "Je ne pense à personne. C'est terminé le reste. Vous aussi. Je suis seule."
Marguerite, qui écrivait aussi dans Les yeux verts (1980) : "On trouve les gens trop seuls dans la société actuelle. De le dire ainsi ne signifie rien je crois. Il y a des gens invivables que tout le monde fuit parce que justement ils ne sont pas doués de solitude. Des gens qui ne voient pas, n'entendent pas, meublent la vie à n'importe quel prix. Des gens épouvantés, isolés de par leur épouvante même à l'idée de la solitude de la vie." C'est vrai que la société actuelle – qui individualise chacun dans son petit univers, ("Avec son p'tit chapeau / Avec son p'tit manteau / Avec sa p'tite auto", comme chantait Brel), qui nous fait regarder tout étranger (fût-il un enfant ou un proche !) comme un intrus, un gêneur, entraîne de nouvelles formes de solitude, faites de méfiance, de non-disponibilité, d'enfermement, de clôture. J'essaie pour ma part d'y échapper, de rester ouvert à ce qui peut arriver. Je crois avec la CIMADE qu'il n'y a "pas d'étrangers sur cette terre", que nous sommes tous frères/sœurs, et donc pères et fils/filles potentiels. Un peu angélique, sans doute. Mais il suffirait d'un peu plus d'angélisme pour qu'il y ait moins de violence et de misère dans le monde.
Que me disait donc Claire dans sa dernière lettre, posthume ? « N'oublie pas d'être attentif aux petits, à ceux qui ont besoin de toi ! Aide-les comme on a toujours fait, ensemble. » Voilà, le grand mot est là : ensemble. Si je dis ensemble, je sais que je ne suis pas, que je ne suis plus seul, que d'autres attendent quelque chose de moi, que je suis plusieurs, que je suis des centaines, que "je suis des milliers", comme le chantait l'écrivain suédois Josef Kjellgren : "Je nais à nouveau – mais non d’une femme, / je ne suis pas un, je suis plusieurs, je suis des milliers, / je suis les inconnus qui ont donné leur sang pour que vive un autre homme."
Eh oui, osons dépouiller le vieil homme, et revêtir l'homme nouveau...

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