lundi 22 septembre 2014

22 septembre 2014 : Pride : solidarity for ever


il lui semblait juste de ne pas s'embarrasser de la tristesse d'autrui alors qu'il ne pouvait rien faire pour l'alléger.
(Juan Gabriel Vásquez, La vie sur l'île de Grimsey, in Les amants de la Toussaint, trad. Isabelle Gugnon, Seuil, 2011)

Ô le bon moment que j'ai passé cet après-midi ! Ce n'est pas tous les jours qu'on voit fleurir la solidarité dans la vie ou dans les reflets de la vie que sont les œuvres d'art.
Bien sûr les critiques ne peuvent pas s'empêcher de dire : « C'est trop beau pour être vrai ! » Laissons ces oiseaux de mauvais augure disserter sur le vrai et le beau, et donnons-nous du plaisir – c'est si rare par ces temps moroses où les gens se battent pour arriver (ou revenir) au pouvoir et écraser un peu plus les masses populaires.

Pride

Dieu, que ça fait du bien, que ça donne la pêche, même, de voir Pride. Metteur en scène inconnu au bataillon, acteurs et actrices itou. Y a que les Anglais pour réussir ça. Des films concrets, gais, toniques, sociaux, qui parlent de nous et de nos luttes pour acquérir ou conserver la dignité que les puissants cherchent à nous enlever.
Dans les pires moments de l'Angleterre thatchérienne, au moment de la fameuse grève des mineurs de 1984, un groupe de jeunes gays et lesbiennes londoniens (ils s'intitulent LGSM = Lesbians and Gays Support the Minors) se forme et prend la décision de soutenir les mineurs, de faire la quête dans les rues (malgré les agressions dont ils sont victimes), alors que la Thatcher s'efforçait d'affamer (par le manque d'argent) et de matraquer (par la police) cette plèbe insolente qui lui résistait. Qui aurait imaginé que des gens qui, à priori, sont peu faits pour s'entendre, les mineurs machos d'un côté, les gays de l'autre, vont réussir à mettre en place une magnifique solidarité. Et le film dégage une superbe leçon de tolérance. Oh, pas une leçon de professeur, mais une leçon apprise dans le combat commun et concret.
Les uns (mineurs) ont leurs traditions de combat social prolo (la main dans la main, unis, ce que précisément la Thatcher cherchait à détruire), les autres (gays et lesbiennes) ont mis au point dans la décennie précédente leur stratégie libertaire de conquête des droits. Les gays connaissent la loi sur le bout des doigts, ce qui n'est pas le cas des mineurs qui sont placés en garde à vue bien au-delà du temps réglementaire, voire emprisonnés sans aucune preuve. Car gays et lesbiennes ont compris pendant les luttes précédentes que l'exclusion dont ils étaient victimes est d'une nature voisine de celle des mineurs gallois. Mêmes ennemis, l'intolérance, la police qui charge, et la prison au bout.
Le film ne cherche pas à masquer les préjugés des uns (homophobie des mineurs, qui prétendent n'avoir jamais rencontré un gay de leur vie !) et des autres (qui redoutent le côté prolo et catholique étriqué du village de mineurs). Mais tout cela ne tient pas quand les femmes s'y mettent, et ce sont les femmes de mineurs qui, les premières, vont tendre la main aux gays et lesbiennes venus à leur rencontre. Elles-mêmes sont victimes du machisme ouvrier ; elles découvrent avec ces jeunes gens dessalés une liberté qui les émeut. Elles réapprennent à danser et à s'amuser.
Le fin mot de l'histoire (par ailleurs vraie), c'est qu'à l'issue de la fin de la grève, lors de la Gay Pride de 1985, plusieurs cars de mineurs ont débarqué à Londres, menés par les femmes, et tous ont défilé en tête de la Gay Pride avec leur fanfare. Car la solidarité ne saurait être à sens unique. On rit beaucoup devant ce film, on pleure aussi. Car tout est loin d'être rose, ni chez les familles de mineurs, ni chez les gays. Ainsi le jeune Joe, issu d'un quartier huppé (Bromley), se voit séquestré par ses parents quand ils apprennent ce qu'il est. Tous les personnages sont d'ailleurs très bien typés, comme souvent dans le cinéma anglais. Résultat, on y croit, on passe un bon moment. Je n'avais pas entendu d'applaudissements au cinéma à la fin du film depuis Land and freedom de Ken Loach, autre film anglais hyper tonique.
Combattons les préjugés par la solidarité... et par le chant. Car entendre Solidarity for ever une nouvelle fois (c'est si rare au cinéma) m'a ému jusqu'aux larmes. Voilà ce qu'on devrait apprendre à nos enfants au lieu de les traîner à des manifs qui prêchent et prônent l'intolérance et la haine... Et faisons mentir ce que dit le personnage imaginé par l'écrivain dans la citation que j'ai mise en exergue : oui, la solidarité peut alléger la souffrance.

dimanche 7 septembre 2014

7 septembre 2014 : in memoriam, Patrice Caillot (1945-2013)


Il ne croyait pas au hasard et il aimait le dire. Il aimait parler des intimes filiations qui se nouent entre les êtres.

(François Emmanuel, La nuit d'obsidienne, Les Éperonniers, 1992)



Patrice Caillot est mort. On voit que je ne regarde pas internet si souvent, car, comme pour Isabelle Jan (cf ma page du 14 août 2012), j'apprends son décès avec beaucoup de retard : le CNBDI (Centre nationale de la bande dessinée et de l'image) a signalé sa disparition le 8 janvier 2013.

Il fut mon seul ami masculin – j'étais plutôt entouré par un essaim de femmes, Monique R., Marie-José C., Anne E., Anne-Marie D, Christine P., Annick P., etc. – parmi mes condisciples de l'École Nationale Supérieure des Bibliothèques pendant l'année scolaire 1969-1970. L'admiration que j'avais pour lui – il était un peu plus âgé que moi, il était parisien jusqu'au bout des ongles, il aimait séduire les femmes alors que j'étais d'une timidité excessive, il avait des connaissances littéraires et artistiques sans commune mesure avec les miennes, petit provincial que j'étais, et il aimait les faire partager – cette admiration n'était pas éloignée de l'amour. Je peux dire qu'il m'a fait grandir et que, sans lui, je n'aurais peut-être pas dirigé ma carrière de la même façon.

Nous étions souvent côte à côte pendant les travaux pratiques de catalogage ou de bibliographie : c'est avec lui que j'appris à fureter dans la salle des catalogues de la Bibliothèque Nationale, rue de Richelieu, auquel notre statut d'élève-conservateur nous donnait accès. Comme je lisais chaque semaine le Canard enchaîné, il me fit découvrir Hara Kiri hebdo et son humour très particulier et plus virulent. Je crois bien que c'est pour l'imiter – ou au moins pour lui tenir compagnie quand il nous arrivait de baguenauder dans les rues de Parisque je me suis mis à fumer en décembre 1969.

Il habitait en banlieue, mais fréquentait beaucoup les cinémas de Paris, en particulier toutes les petites salles qui proposaient des reprises (nous hantions l'Action La Fayette qui n'existe plus, et programmait un film différent chaque jour, que du cinéma américain de la grande époque) ou du cinéma-bis (épouvante – il adorait le cinéaste italien Mario Bava et son actrice fétiche Barbara Steele, science-fiction, polar de série B, etc.), m'entraîna à la Cinémathèque (où nous vîmes un jour un film italien en version originale sous-titré en allemand !), aux reprises des films de Buster Keaton ou de Sternberg avec Marlène Dietrich (découvertes inoubliables), fit mon éducation en matière de comédie musicale (genre qui le passionnait, il appréciait particulièrement Fred Astaire et Cyd Charisse, il appelait cette dernière The legs). Bref, je croyais avoir une solide culture cinématographique avant de le connaître (fréquentation assidue du ciné-club hebdomadaire du lycée et de plusieurs ciné-clubs de Bordeaux quand j'étais étudiant, lecture mensuelle de la revue Cinéma à laquelle j'étais abonné, nombreux films vus en salle et à la télévision), j'ai dû déchanter. Après mon année à l'école, ma curiosité cinématographique en fut, grâce à lui, plus affûtée.

Du côté des livres, il m'a aussi ouvert des horizons. Grand amateur de bande dessinée, dont il fut un collectionneur assidu, notamment de l'époque de l'âge d'or (XIXe siècle et début du XXe, jusqu'en 1939), il savait faire partager ses goûts (et ses dégoûts !). C'est un peu grâce à lui que j'ai développé le fonds BD quand je fus dans le Gers, au point même de faire une conférence (!) avec diapos sur le thème vers 1977. De la même manière, il aimait les littératures populaires, et participa aux activités de l'Association des amis du roman populaire et de sa revue Le Rocambole. Il avait une affection pour trois auteurs que j'aimais aussi : Gaston Leroux (dont il me fit lire le diptyque La poupée sanglante et La machine à assassiner dans sa belle édition des éditions Opta), James Hadley Chase (mais je ne connaissais pas encore l'extraordinaire Miss Shumway jette un sort, qu'il me proposa) et Michel Zévaco (il admirait les images des couvertures des anciennes éditions signées Gino Starace, illustrateur aussi des Fantômas, sur qui il publia en collaboration un bouquin aux éditions Encrage). Et il me fit connaître la science-fiction ancienne (je n'avais encore lu que Wells) et contemporaine, grâce au Club du livre d'anticipation auquel il était abonné : il me fit découvrir entre autres Philip K. Dick, Philip José Farmer, Robert Silverberg, Edgar Rice Burroughs (le cycle de Pellucidar). 
Edgar Rice Burroughs, Pellucidar, publié chez Opta (Club du livre d'anticipation)
livre que Patrice m'a fait lire 

À la Bibliothèque Nationale, où il travailla toute sa vie, il participa à plusieurs expositions et lui fit don d'une partie de ses trésors ; je pistais ses dons en feuilletant la Revue de la Bibliothèque nationale. Car de fait, on s'est perdus de vue. Il vint pourtant me voir un jour, en plein été, vers 1975, dans ma bibliothèque du Gers. Il revenait d'une cure de trois semaines à Bagnères de Bigorre (il était asthmatique – et fumer ne l'arrangeait pas). Je me souviens de son exclamation : « Il me tarde de rentrer ! Je n'en peux plus, j'étouffe, loin de Paris ! » Je ne l'ai jamais revu, mais lui ai toujours gardé une grande place dans mon cœur. Car il est impossible d'oublier ceux qui vous ont tant apporté.
 

lundi 1 septembre 2014

1er septembre 2014 : texte du mois, pas de moi



Tioma dévisageait Ivanoff avec étonnement. Il ne se faisait pas à l'idée qu'on pouvait lire pour son agrément, sans avoir besoin de préparer une leçon.
(Nikolaï Garine, L'enfance de Tioma)



L'Ecclésiaste



L'Ecclésiaste a dit : Un chien vivant vaut mieux
Qu'un lion mort. Hormis, certes, manger et boire,
Tout n'est qu'ombre et fumée. Et le monde est très vieux,
Et le néant de vivre emplit la tombe noire.

Par les antiques nuits, à la face des cieux,
Du sommet de sa tour comme d'un promontoire,
Dans le silence, au loin laissant planer ses yeux,
Sombre, tel il songeait sur son siège d'ivoire.

Vieil amant du soleil, qui gémissais ainsi,
L'irrévocable mort est un mensonge aussi.
Heureux qui d'un seul bond s'engloutirait en elle !

Moi, toujours, à jamais, j'écoute, épouvanté,
Dans l'ivresse et l'horreur de l'immortalité,
Le long rugissement de la Vie éternelle.


Charles-Marie Leconte de Lisle (Poèmes barbares)