mardi 24 juin 2014

24 juin 2014 : Il y a cinq ans déjà


Je suis venue là pour rêver
ne rien faire
mains ouvertes
pour ne rien prendre
rien blesser
parce que rien ne m'appartient
ni le monde
ni moi-même.
(Bernadette Throo, Le cristal des heures, Sac à mots, 2014)


Mathieu et moi sommes allés sur la tombe de Claire ce matin ; nous y avons déposé le poème qui suit :

je voudrais te donner cinq goyaviers en fleurs
sept sapotilliers aux fragrances subtiles
neuf hibiscus vibrant aux alizés
une île qui danse au son du gwo-ka
et mon cœur enraciné dans ton âme en errance
  
maintenant l’éternité te livre son secret
et je manque de mots et je manque d’images
et je me sens perdu dans un temps incertain
impuissant devant l'immensité de ce monde-océan
que Dieu a déserté

ô la force des arbres à pain sous ton regard
les lianes à l'assaut des arbres emmêlés
et le regain du soir toujours recommencé
on n'avait pourtant rien vu encore
le volcan se taisait

l'aimais-tu donc cette île d'Amérique 
avec son sable gris et ses fortins
et sa langue et ses lieux qui criaient dans la nuit créole
où parfois tu tremblais
elle t'a fait créer des figurines

maintenant me voici dans l'intranquillité de la terre immobile 
(et pourtant elle tourne)
armé de solitude et d'amitié farouche
criant ma colère dans l'ombre sourde du volcan-maladie
où l'abîme funèbre t'a endormie

samedi 21 juin 2014

21 juin 2014 : "Fête de la musique" ?


Comment faisait l'humanité pour respirer avant l'invention de la radio ? Je ne sais pas, mais ce maudit perroquet a transformé le paradis terrestre en enfer : l'enfer. Pas la plaque chauffée à blanc, pas la chaudière bouillante : le tourment de l'enfer c'est le bruit. Le bruit c'est le brasier où brûlent les âmes.
(Fernando Vallejo, La vierge des tueurs, trad. Michel Bibard, Belfond, 1997)

Dire qu'aujourd'hui, c'est la fête de la musique. Je ne sais pas ce que dirait Fernando Vallejo s'il avait eu connaissance de l'invention du mp3 et des smartphones qui transforment une partie des êtres humains en zombies qui ne voient rien, qui n'écoutent rien, qui brûlent leur âme dans l'absence de silence. Il me prend des envies de retraite au désert, ou dans un monastère, ou en haute montagne, ou en haute mer, rien que pour échapper au brouhaha généralisé du monde contemporain : a-t-on remarqué qu'aucune plage de silence n'est possible à la radio ou à la télévision, ni dans beaucoup de magasins et même de restaurants ? Il faut occuper le terrain sonore, empêcher chacun de se réfugier dans le silence, devenu l'ennemi public numéro 1.
Encore tout à l'heure, alors qu'à la bibliothèque nous écoutions un trio de chanteuses loufoques qui chantaient a cappella, à deux reprises, un téléphone portable a sonné, et les personnes se sont éloignées précipitamment pour répondre à un appel qui devait être absolument urgentissime : la bibliothécaire, en présentant le spectacle comme un prélude à la fête de la musique, avait omis de demander au public d'éteindre ces odieuses machines... Comme je suis devenu zen, ça ne m'a pas troublé. Mais je pensais à ce que je venais de lire récemment dans le livre de George Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue : notes pour une redéfinition de la culture (trad. Lucienne Lotringer, Gallimard, 1986) : "À l'homme seul, les livres sont une compagnie suffisante. Ils ferment la porte au nez des intrus. Le caractère imprimé, le besoin de silence qu'il commande exigent un isolement farouche. Ce dont la sensibilité moderne se méfie comme de la peste." Marguerite Duras, elle, me disait tout récemment (dans Les chiens de l'histoire, 1986, in Le monde extérieur : outside 2, POL, 1993) : "C'est dans ce bruit de la télévision qu'on se retrouve de plain-pied avec la vie, la mort : le bruit de la ville, et le silence. On est en train d'atteindre au désespoir concret, actif. On est d'accord. On est calme. On est défait. On n'écrit plus."
Et qu'ai-je lu chez Dostoïevski (Les frères Karamazov, trad Henri Mongault, Gallimard) : "lorsque les dieux auront disparu, on se prosternera devant des idoles." On en est là. Chacun/e est pendu/e à son chapelet électronique, doudou avec qui il/elle dort même parfois, alors qu'il/elle se moque des « croyants » traditionnels, de leurs chapelets, de leurs moulins à prières, de leurs livres « sacrés »
Et je constate, par ailleurs, que le fait de disposer de la musique en continu « ad nauseam » sur ces petites machines, dispense de faire sa propre musique, de chanter, par exemple. Qui chante encore de nos jours ?
C'était pourtant la fête de la musique...

jeudi 19 juin 2014

19 juin 2014 : Cesare Battisti face au mur


Tout intérêt est usurier. Ma morale me dicte que quand on a on doit donner.
(Fernando Vallejo, Carlitos qui êtes aux cieux, trad. Jean-Marie Saint-Lu, Belfond, 2007)



De temps en temps, je lis un livre qui traite de la prison, ou même qui a été écrit en prison. C'est ainsi que je viens de dévorer le dernier livre de Cesare Battisti, Face au mur (Flammarion, 2012). On connaît l'histoire de cet ex-activiste italien des « années de plomb », condamné par contumace en Italie, qui avait obtenu en France un asile dû à la doctrine Mitterrand, puis qui avait dû, lorsque Sarkozy fut ministre de l'intérieur, fuir au Brésil, où il finit par être arrêté, à la demande de l'Italie : le Brésil, après l'avoir maintenu quatre années en prison, lui a en fin de compte accordé l'asile politique. Battisti étant devenu écrivain dans les années 90, je me souviens que l'on discutait de son cas dans le groupe Mauvais genre (= le polar) auquel je participais en ce temps-là, et pour lequel j'avais proposé une analyse de son roman Avenida revolucion.

Face au mur par Battisti


Face au mur est un roman. On en a peu parlé, pour autant que  je sache, à sa sortie. L'auteur y raconte l'histoire d'un réfugié au Brésil, emprisonné et qui s'évade de sa prison en se souvenant de sa dernière histoire d'amour, avec une jeune femme, Janaïna. En fait, depuis son arrivée dans le pays, il était sous étroite surveillance policière, et Janaïna faisait partie du dispositif de surveillance ; et finalement, il en avait marre d'être soi-disant libre, mais constamment filé : "consciemment ou non, la prison, je l'ai cherchée. Parce qu'il était bon d'avoir, à côté d'une vie réelle devenue insupportable, une deuxième vie végétale d'où l'on peut contempler la première en simple spectateur." Parallèlement à cette remémoration de ses derniers mois de liberté, le narrateur, Auguste (un double de l'auteur) nous fait part de l'observation de la vie en prison, du petit oiseau qu'il observe de la cour de promenade, des confidences des autres détenus, qui nous valent de belles digressions sous forme d'histoires parallèles. Il faut un bel esprit d’indépendance pour lire un tel livre ; ça m'a beaucoup plu. C'est un « roman ». Ne pas y voir une autobiographie déguisée, même si sans doute beaucoup de faits vécus alimentent la source où puise le livre. Il suscitera la haine des conformistes de l'autofiction, incapables de s'affranchir de leur « moi » pour toucher une réalité qui les dépasse.
Auguste nous fait sentir la difficulté première de la vie carcérale : "le passé est une bonne caisse à outils pour ceux qui n'attendent plus rien du présent ni du futur." Si on ressasse trop le passé – mais ceci est valable tout autant en « liberté », on ne peut pas vivre réellement. Le narrateur nous rappelle bien le "processus de dépersonnalisation et de désocialisation qui, contre toute attente, semble être le but même de la prison [et qui entraîne une] fâcheuse tendance à se réinventer la vie avec passé, présent et futur, en se servant d'une nouvelle identité façonnée avec ce qu'on a sous la main." Pour en arriver, après quelques années de détention, au point où "si on nous libérait, là, en cet instant, nous ne saurions que faire, dehors pourrait être pire qu'ici. C'est comme si, en quelque sorte, la prison nous habillait et que la liberté nous reprendrait nus." Très belles observations que seuls des prisonniers peuvent faire.
Mais nous-mêmes, ne créons-nous pas, à notre usage, des prisons artificielles ? Ceux qui s'empêchent de lire, par exemple, en prétendant que la littérature n'est pas pour eux ; ceux qui s'enferment derrière de multiples barrières, idéologiques, religieuses, mentales ; ceux qui décident que le voyage et la rencontre des hommes ne sont plus pour eux ; ceux qui finissent par se désocialiser, aidés, il est vrai, par la société qui parque chacun dans une identité : les « jeunes », les « vieux », les « immigrés », etc. 
Être libre, c'est refuser ces barrières, ces frontières, ces enfermements. En ce sens, on peut même, dans une certaine mesure, être « libre » en prison. Et un roman comme Face au mur permet de le comprendre.

lundi 9 juin 2014

9 juin 2014 : assumer la solitude


C'est bien comme ça. Ma vie, ainsi, est suffisamment heureuse. En demander plus serait de l'avidité.
(Masako Bando, Les dieux chiens, trad. Yutaka Makino, Actes sud, 2008)

Vendredi 30 mai dernier, j'ai eu la grande joie d'assister au concert auxquels ont participé tous mes jeunes Colombiens, Juan et Alejandra, que je connais depuis 2012, Edwin (resté en France) et Alexander (revenu cette année), ces deux derniers qui furent nos premiers couch-surfers (avant même que nous entendîmes parler de ce terme) en 2007. Ne manquait à l'appel que David, rentré (définitivement ?) en Colombie en 2008. Sûrement que Claire aurait été contente de cette belle soirée – son âme devait flotter quelque part dans l'air de cette église de Nieul-lés-Saintes –, elle sans qui je n'aurais jamais fait leur connaissance, elle qui avait décidé d'ouvrir notre maison à ces jeunes, elle qui possédait le langage du cœur, celui de l'accueil inconditionnel, le même qu'a la mère pour son bébé. Il a bien fallu que je me mette au diapason, moi aussi, pour devenir le « papa de Poitiers », puis le « papa de Bordeaux » !
C'est que la paternité n'est pas donnée. Je lis dans le dernier n° de Réforme, qu'elle "est marquée par la responsabilité et l'adoption. Il ne suffit pas d'être géniteur pour être père, il faut savoir reconnaître et accueillir l'enfant. La paternité n'est pas naturelle mais culturelle." Au contraire, la maternité "est qualifiée par le lien biologique. Lorsque naît l'enfant, la mère a déjà une longue histoire avec lui." On peut sans doute discuter ces assertions. Je les crois assez vraies cependant. Pour ma part, avant d'adopter ces jeunes Colombiens, j'avais commencé, quasiment adolescent, par adopter mes jeunes sœurs, puis j'ai par la suite adopté en quelque sorte mes propres enfants – et quelques ami(e)s aussi ; c'est-à-dire j'ai pris la responsabilité de les accueillir comme d'autres moi-mêmes, de les choisir chacun dans sa singularité...
Ce n'est pas d'ailleurs sans égoïsme. Quand on accueille, on espère toujours (sans forcément le penser, et encore moins le dire) une réciprocité. On sait aussi que c'est – quelque part – un refuge contre la solitude. Cette année, j'ai donc hébergé Juan, exactement comme s'il avait été mon enfant – et il n'était pas loin de l'être, d'une certaine manière. Mais un enfant, on lui rend service en le faisant grandir, par la discipline et la liberté. On ne le garde pas pour soi. Juan fut donc à la foi un hôte, à qui j'ai offert mon amitié paternelle – je ne lui peut-être pas suffisamment enseigné la discipline intérieure, il est de ces nouveaux jeunes qui ont la main constamment vissée à leur smartphone –, mais que j'ai souhaité voir s'envoler aussi. Mon logement n'est pas une prison. Il a trouvé une petite amie, et depuis huit jours, bien qu'il ait toujours sa chambre chez moi (et ses affaires), je ne l'ai pas vu.
Je dois donc assumer de nouveau cette solitude qui, au fil des ans, prend une certaine ampleur. Ce n'est pas la même chose d'être seul à vingt ou trente ans, quand on a toute la vie devant soi, et d'être seul à bientôt soixante-dix ans. J'entends bien que je suis d'un caractère très sociable – cette semaine encore, deux amis viennent dormir chez moi – et qu'en réalité je suis rarement seul. Je peux toujours sortir de chez moi, voir des voisins, de la famille. Mais soudain, cette absence de mon hôte m'a frappé ; je n'ai pourtant pas encore atteint le stade des derniers propos de Marguerite Duras, recueillis par Yann Andrea dans C'est tout (P.O.L., 1995) : "Je ne pense à personne. C'est terminé le reste. Vous aussi. Je suis seule."
Marguerite, qui écrivait aussi dans Les yeux verts (1980) : "On trouve les gens trop seuls dans la société actuelle. De le dire ainsi ne signifie rien je crois. Il y a des gens invivables que tout le monde fuit parce que justement ils ne sont pas doués de solitude. Des gens qui ne voient pas, n'entendent pas, meublent la vie à n'importe quel prix. Des gens épouvantés, isolés de par leur épouvante même à l'idée de la solitude de la vie." C'est vrai que la société actuelle – qui individualise chacun dans son petit univers, ("Avec son p'tit chapeau / Avec son p'tit manteau / Avec sa p'tite auto", comme chantait Brel), qui nous fait regarder tout étranger (fût-il un enfant ou un proche !) comme un intrus, un gêneur, entraîne de nouvelles formes de solitude, faites de méfiance, de non-disponibilité, d'enfermement, de clôture. J'essaie pour ma part d'y échapper, de rester ouvert à ce qui peut arriver. Je crois avec la CIMADE qu'il n'y a "pas d'étrangers sur cette terre", que nous sommes tous frères/sœurs, et donc pères et fils/filles potentiels. Un peu angélique, sans doute. Mais il suffirait d'un peu plus d'angélisme pour qu'il y ait moins de violence et de misère dans le monde.
Que me disait donc Claire dans sa dernière lettre, posthume ? « N'oublie pas d'être attentif aux petits, à ceux qui ont besoin de toi ! Aide-les comme on a toujours fait, ensemble. » Voilà, le grand mot est là : ensemble. Si je dis ensemble, je sais que je ne suis pas, que je ne suis plus seul, que d'autres attendent quelque chose de moi, que je suis plusieurs, que je suis des centaines, que "je suis des milliers", comme le chantait l'écrivain suédois Josef Kjellgren : "Je nais à nouveau – mais non d’une femme, / je ne suis pas un, je suis plusieurs, je suis des milliers, / je suis les inconnus qui ont donné leur sang pour que vive un autre homme."
Eh oui, osons dépouiller le vieil homme, et revêtir l'homme nouveau...

dimanche 8 juin 2014

8 juin 2014 : où va le monde ???


nous ne sommes rien. Nous sommes un cauchemar de Dieu, qui est fou.
(Fernando Vallejo, La vierge des tueurs, trad. Michel Bibard, Belfond, 1997)

Le hasard, mais il y a longtemps que je ne crois plus au hasard, a voulu que ces derniers temps, pour me reposer de mes lectures à haute dose de Duras, je lise quelques livres tout à fait complémentaires, assez terrifiants quant au devenir de notre société, et regarde un film similaire. Un peu comme si le grand classique La machine à explorer le temps de Wells, lu dans ma jeunesse, trouvait une nouvelle vie. Wells imaginait que dans un futur lointain les Eloïs avaient relégué dans les sous-sols les Morlocks, devenus des sous-hommes.
E-den par Ollivier  
Deux romans d'anticipation d'abord : E-den, de Mikaël Ollivier et Raymond Clarinard (Thierry Magnier éd., 2004) se passe dans un futur non précisé, mais suffisamment éloigné pour qu'on imagine qu'il s'agit de nos petits-enfants, disons vers 2050... Le monde est divisé en deux : les riches et les classes aisées ont définitivement éloigné les misérables des grandes villes, ils les ont relégués dans les "zones" où ils n'ont d'autres ressources que des trafics en tous genres. Mais la drogue a atteint aussi les villes, où l'on s'ennuie. Le jeune héros, Goran, fils d'un super-flic de la brigade des stups, va se laisser tenter par l'E-den, une drogue qui le fait vivre momentanément dans un monde idyllique. 
Ahmed Khaled Towfik : Utopia (Ombres Noires 2013) -Coup de Cœur- 
Dans Utopia (Ombres noires, 2013), l'Égyptien Ahmed Khaled Towfik nous montre un futur plus proche (les années 2020), où les deux groupes sociaux (riches/misérables) se sont également séparés. Les nantis vivent dans la cité, Utopia, véritable forteresse sécurisée par des soldats américains retraités, où ils bénéficient de tout, les autres dans les faubourgs ou le désert où ils ont tout perdu : plus d'eau courante, d'électricité, de médecine, de services, et où trafics et violences sont le lot quotidien. Le lien entre les deux : les esclaves employés par les riches nantis. Ces derniers ont tout, et les jeunes d'Utopia (qui se droguent aussi pour échapper à l'ennui d'une vie aseptisée) ont comme seule issue un jeu : aller chez les autres capturer un des misérables, le lâcher dans la cité et organiser une chasse à l'homme. Le héros, un fils à papa extrêmement déplaisant, fait son expérience : "je comprends pourquoi nous nous sommes retranchés dans Utopia. Il n'y a plus rien dans ce monde que la misère, des visages faméliques et des yeux exorbités, affamés, sauvages. Il y a trente ans, ces gens avaient encore quelques droits, mais aujourd'hui, c'est de l'histoire ancienne." Les deux romans nous décrivent un monde vers lequel nous courons, celui où les classes dirigeantes ont éradiqué peu à peu tous les droits sociaux, et où l'immense foule des misérables doit être tenue à distance, éventuellement abrutie par la drogue, cette dernière n'épargnant pas les rejetons des nantis, dont l'ennui est incommensurable.
 
La vierge des tueurs du Colombien Fernando Vallejo est une descente aux enfers dans la Colombie des années 90 – mais est-ce que ça a changé depuis ?, gangrenée par la corruption, les trafics en tous genres, la pauvreté galopante et la violence déferlante des jeunes, armés par les narcotrafiquants. Alexis, le jeune anti-héros, à seize ans, ne connaît que son revolver. Tout lui est prétexte à tuer : ordre de son patron, mais aussi bien machinalement, s'il interprète mal un mot, un geste, une bousculade, un regard dans la rue... C'est raconté par un vieil homme, revenu de tout ("À part mourir, tout dans la vieillesse est incongru"), qui s'est amouraché de ce jeune sicaire, ange exterminateur. L'auteur décrit un monde apocalyptique, où la vie n'a plus grand sens, et où la mort est presque une solution ! Seuls les vautours semblent être à leur place : "avec leurs plumes noires, avec leurs âmes limpides, les charognards survolent la vallée et ils sont, dans l'état actuel des choses, la meilleure preuve que j'aie de l'existence de Dieu." Terrifiant, vous dis-je... Et formidablement bien traduit !
Les Hommes du Labici B 
Quant au documentaire Les hommes du Labici B, réalisé par François Chilowicz (emprunté à la Médiathèque), il m'a passionné. Résumé de l'éditeur du film : "Le LABICI B est un cargo battant pavillon de complaisance, aux ordres d’un armateur peu scrupuleux. Son équipage est composé de onze hommes représentant sept nationalités. Faisant route vers Béjaïa, en Algérie, pour livrer une cargaison de sucre, les hommes du LABICI B ne savent pas encore que leur navire va être saisi par des créanciers européens et l’armateur préférera disparaître plutôt que de payer ses dettes, abandonnant son équipage sans salaires, sans nourriture, ni billet de retour !" On voit ici la vie quotidienne sur le cargo, la vie des marins, et le fait qu'ils n'existent guère aux yeux des armateurs, eux-mêmes soumis aux actionnaires. Main-d’œuvre invisible, « petites mains », les marins sont victimes des pavillons de complaisance : navires immatriculés dans des pays "où les taxes sont voisines de zéro, où les lois sociales et la réglementation sur la sécurité sont très “souples”, complaisantes par définition." J'ai été séduit certes par le fait qu'il s'agissait d'un cargo et d'un monde de marins que je connais bien maintenant. Mais aussi par la délicatesse avec laquelle le réalisateur montre ces hommes, livrés à un sentiment d’abandon. Des mois d'attente, sans salaires, avec peu de nourriture, et beaucoup d'incertitude. "Revenir à terre et rentrer chez soi, s’il n’y a pas à la clé la perspective d’un nouvel embarquement et le sentiment victorieux d’apporter un salaire durement gagné, c’est un peu comme partir à la dérive. Sur terre, les marins ne se sentent pas grand chose. Démunis. Ils ont la conviction que rien, ni personne ne les attend. La famille espère de l’argent et les armateurs ne sont disponibles que s’ils cherchent à compléter un équipage." Junior, le commandant par intérim, finit par s’effondrer en larmes. Il a passé des journées à attendre au téléphone qu'une solution soit trouvée, que le bateau soit racheté et l'équipage avec lui. "Il a vu ses marins trembler de rentrer chez eux sans argent ni travail." Face au cynisme des armateurs, le marin n'est rien. Un film qui témoigne lui aussi de la dichotomie du monde entre ceux qui ont tout, le pouvoir et l'argent, et les autres, ceux qui n'ont que leur force de travail. Pour mieux comprendre la mondialisation... À voir et à revoir !

mardi 3 juin 2014

3 juin 2014 : texte du mois, pas de moi


Civilisation


Un homme meurt en moi toutes les fois
Qu'un homme meurt quelque part assassiné
Par la peur et la hâte d'autres hommes.
Un homme comme moi : pendant des mois
Caché dans les entrailles d'une mère,
Né comme moi
Entre l’espérance et les larmes
Triste d'avoir joui,
Et fait de sang et de sels et de temps et de rêves.
Un homme qui voulut être plus qu'un homme
Capable de léguer joyeusement ce que nous laissons aux hommes à venir
L'amour, les crépuscules et les femmes
La lune, la mer, le soleil, les semailles,
Des tranches d'ananas glacés
Sur les plateaux de laque de l’automne,
Le pardon dans les yeux,
L’éternité d'un sourire
Et tout ce qui vient et qui passe
L'angoisse de trouver
Les dimensions d'une complète vérité.
 
Un homme meurt en moi chaque fois qu'en Asie
Ou sur le bord d'un fleuve
D’Afrique ou d'Amérique
Ou au jardin d'une ville d'Europe
La balle d'un homme tue un homme
 
Et sa mort défait
Tout ce que je croyais avoir hissé
En moi sur des roches éternelles :
Ma foi dans les héros,
Ce goût que j'ai, de me taire sous les pins,
Et mon simple orgueil d'homme
Quand j'entendais mourir Socrate dans Platon
Et jusqu'à la saveur de l'eau et jusqu'au clair
Délice de reconnaître
Que deux et deux font quatre,
 
Car de nouveau tout est mis en doute
Tout
De nouveau s'interroge
Et pose mille questions sans réponse
À l'homme où l'homme
Pénètre à main armée
Dans la vie sans défense d'autres hommes.
 
Soudain blessées,
Les racines de l'être nous étranglent !
Et plus rien n'est sûr de soi
Ni dans la semence le germe,
Ni l'aurore pour l'alouette
Ni dans le roc le diamant,
Ni dans les ténèbres l'étoile
Lorsqu'il y a des hommes qui pétrissent le pain de leur victoire
Avec la poussière sanglante
D'autres hommes.


Jaime Torres Bodet