samedi 2 mai 2015

2 mai 2015 : la poésie éclairant le monde


l'océan si longtemps assoupi
entre mortes eaux et rhapsodie
l'océan a tout dit
il est passé aux aveux
(Isabelle Jan, Résidu diurne, Tarabuste, 2005)


Il y a exactement trois semaines, nous arrivions à Dunkerque, qui n'était pas le point final de mon voyage, mais où j'ai débarqué, étant donné les neuf jours de retard que nous avions, et l'intérêt pour moi de prendre à Lille le TGV direct pour Bordeaux. Il m'a bien fallu vingt-et-un jours pour éliminer le goût du sel, les effarements du vent sur le pont, le ronron de la machinerie, les rires et les chants des Philippins, le plaisir insolite des compagnons de bord, le fouet des embruns à la proue ou à la poupe. Je ne sais pas si ces beaux vers d'Isabelle Jan vous parlent, mais à moi, oui. Encore ne suis-je pas sûr que "l'océan a tout dit" ! Il me faudra peut-être faire encore un tour du monde pour en épuiser toute la sève.
Mais j'ai repris mes petites habitudes, les courses quasi quotidiennes, les repas à préparer, la bicyclette - même sous la pluie, comme hier ! - les confitures, grâce aux fruits de saison, le cinéma, toujours à l'affût de films rares et secrets : ainsi le très beau Anton Tchékhov 1890 de René Féret (qui vient de mourir), qui m'a donné envie de lire sa fameuse enquête sur L'île de Sakhaline. Un film qui donne envie de lire, pour moi, c'est formidable. Vu aussi Histoire de Judas, une sorte de relecture roborative des évangiles et de réhabilitation du personnage, et une vision d'un Jésus humain (un peu comme celui proposé par Pasolini dans le film des années 60) à mille lieues de l'imagerie saint-sulpicienne insupportable : de très belles scènes, la femme adultère, le lavage des pieds des disciples, Jésus inondé de parfum ; là aussi, envie de se replonger dans le Nouveau testament.
Le marché aussi ; avec le commerçant qui me répond, comme je lui disais de tête ce que je lui devais : « On voir que vous savez compter, pas comme tous ces jeunes habitués aux calculettes dès l'enfance ». Et certes, parmi tous ces jeunes, combien ont une idée du Notre père, dont j'ai dû donner le texte français à mon élève philippin, sur sa demande ? Comme les tables de multiplication, comme quelques fables de La Fontaine, quelques sonnets de Du Bellay, Hérédia, Rimbaud, Verlaine, je n'ai jamais oublié cette prière toute simple.
Et j'ai repris mes lectures : tout en travaillant sur Jane Austen et Virginia Woolf, dont il me reste encore quelques titres à lire, je lis également la biographie Blanqui l'insurgé d'Alain Decaux, en parallèle avec La proclamation de la Commune, d'Henri Lefebvre. Ne jamais oublier l'histoire pour comprendre le présent. D'autant plus qu'en dépit des nouvelles technologies, le XXIe siècle ressemble, sur le plan social, au XIXe, comme deux gouttes d'eau. Même minorité de nantis et de privilégiés, mêmes impressionnantes hordes de misérables : "Une société contente de soi, de l'ordre établi, de ce qui est. Et, à côté, une classe à bout de souffrance. Une classe désespérée. Une classe qui fermente, bouillonne, attend. La rage de ces millions d'hommes est une machine infernale à laquelle on n'a pas encore mis le feu. Une étincelle peut commander l'explosion. Les bourgeois au pouvoir ne s'en doutent pas, ou plutôt ils refusent d'y penser", signale Alain Decaux, en décrivant la société louis-philipparde. On croirait voir la nôtre.
Et Blanqui (plus de trente années passées en prison, qui dit mieux ? Ah oui, Georges Ibrahim Abdallah, aujourd'hui en France, toujours enfermé à Lannemezan, car, comme Blanqui, il n'a jamais renié ses convictions) qui écrit, en 1870 : "La réaction se moque bien des Allemands. Elle n'a qu'une inquiétude : la démocratie. Voilà son vrai cauchemar". On a retrouvé le même état d'esprit en 1940 avec Pétain. Et, dans un surprenant film allemand que je viens de voir, Le labyrinthe du silence, qui raconte la longue enquête d'un jeune procureur sur les crimes d'Auschwitz, au début des années 60 : "mieux vaut une injustice que le désordre !", lui rétorquent ceux qui préfèrent ne pas savoir. Sans doute pour ça que les policiers américains brisent les nuques des récalcitrants, surtout s'ils sont noirs et jeunes.
Là aussi, les poètes nous éclairent ; Isabelle Jan, dans le même livre :
une nuque
là où il y a plaisir à taper
quadriceps bien résistants
piaillements de la récréation
là où il y a du mérite et de la joie
quand ça commence à céder
quand ça plie et craque
que ça éclate en mille morceaux
simplement parce que c'est vous 

Résidu diurne | Jan, Isabelle (1930-2012). Auteur 
 

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