lundi 8 juin 2015

8 juin 2015 : noir, c'est noir !


il faut dire plus fort que jamais le mépris
envers la bourgeoisie, hurler contre sa vulgarité,
cracher sur l'irréalité qu'elle a choisie comme seule réalité,
ne pas céder d'un acte ni d'un mot
dans la haine totale contre elle, ses polices,
ses magistratures, ses télévisions, ses journaux.
(Pier Paolo Pasolini, Qui je suis, trad. Jean-Pierre Milelli, Arléa, 2015)


Je sors du supermarché, où mon caissier favori, prénommé Jean-Pierre (chacun sait que les Jean-Pierre sont doux, avenants et non-agressifs), se fait insulter par une espèce de rombière bourgeoise. Tout le monde dans la queue prend sa défense. Il n'y a pas de caissier plus affable et amène que lui : toujours un mot sympathique pour chaque client, toujours prêt à aider les vieux et handicapés, nombreux dans le quartier. Oui, mais il est noir, sa famille est originaire, lointainement, de l'Inde, et a choisi la France lorsque nos anciens comptoirs ont été rendus à ce pays. Il est né ici, parle un français impeccable. Oui, mais il est noir : que serait-ce s'il était d'origine africaine ? Et avec des cheveux crépus ?
Je ne suis pas le premier à remarquer que les attentats du 7 janvier dernier avaient libéré la parole xénophobe et raciste, de la même manière que la loi sur le mariage pour tous avait libéré la parole homophobe. Je suis atterré. J'ai vécu ma jeunesse comme un progrès vers plus de tolérance, pensant – sans doute à tort – que l'éducation allait améliorer tout ça. C'était oublier la société du spectacle et la dictature idéologique des grand médias. C'était oublier la manière dont ces derniers ont couvert pendant deux ou trois jours les événements du 7 janvier : ils étaient à l'affût d'une nouvelle tuerie, et regrettaient que ça ne continue pas, c'est bon pour l'audimat, Coco ! en fin de compte. Car ainsi, toute la société du spectacle aurait pu spéculer un peu plus sur la dramatisation de la peur légitime de la population pour entériner un contrôle encore plus strict de la société : voir les nouvelles lois liberticides, dont personne ne se soucie et contre lesquelles une infime minorité proteste !
Quand je pense à Jean-Pierre (qui s'est, heureusement, bien défendu), je le revois aisément. Il a un visage qu'on n'oublie pas, une voix chaude et "sous sa naïve parole on sent le plein, comme sous la parole de bien d'autres on sent le creux, le vide", comme l'écrivait si bien la romancière québécoise Laure Conan, dans Angéline de Montbrun (Bibliothèque québécoise, 1990), joli roman que j'ai lu sur ma liseuse à Montpellier. Oui, j'ai remarqué que tous ces gens qui gueulent pour un rien n'ont qu'une parole creuse. Et que, hélas, les distinctions sociales sont toujours de mise, surtout si, par hasard, on est noir : Virginia Woolf ne nous disait-elle pas, il y a pourtant plusieurs décennies qu'il était "inutile de faire comme si les distinctions sociales avaient disparu. Chacun peut faire comme s’il n’admettait pas ces restrictions, et qu’il vivait dans un compartiment lui permettant d’avoir accès au monde entier. Mais tout cela est illusion" (Suis-je snob ? : et autres textes baths, trad. Maxime Rovere, Rivages, 2012).

À propos de noir, je viens de voir l'excellent film tchèque Zaneta sur la calvaire des roms dans la république tchèque actuelle ; je ne saurais dire comment ils étaient traités sous le communisme, mais les voilà qui regrettent ce régime, qui leur offrait au moins logement et travail, en échange de leur sédentarisation. Depuis la chute du mur de Berlin, ils vivent en enfer. Zaneta est une jeune mère de famille, qui vit avec son mari, sans emploi, son enfant et sa jeune sœur. Ils sont victimes de la discrimination à l'embauche (normal : on n'embauche pas les noirs, explique son mari, car effectivement c'est ainsi qu'on les traite !), surendettés, et victimes d'usuriers qui ne plaisantent pas avec le remboursement (on te casse l'auriculaire, pour commencer), ou obligés de sombrer dans la prostitution (comme la sœur aînée de Zaneta, qui, ironie du sort, a comme client principal un politicien qui joue la carte des pogromes anti-roms) ou dans les petits trafics. Et pourtant, Zaneta, en dépit des difficultés, garde confiance dans l'amour qu'elle a pour son mari et son enfant, et incarne une sorte de résistance : l'actrice, admirable, m'a bouleversé. C'est un film qui ne donne pas à réfléchir, mais qui donne à voir : ouvrons les yeux, que diable !

Voici donc toute une population, déjà déportée et en partie assassinée dans les camps nazis, redevenue bouc émissaire dans une société néo-libérale et largement mafieuse. Chapeau donc à la fin de la guerre froide ! Inutile de dire que nous n'étions que trois dans la salle : même les cinéphiles d'Utopia n'ont pas envie de découvrir l'envers du décor de la mirifique économie de marché d'une Europe ultra-libérale, qu'on nous vante à longueur de journaux télévisés et de talk-shows, sans jamais la moindre contradiction !

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