lundi 28 septembre 2015

28 septembre 2015 : Annie Ernaux 1


Je ne voyage que pour vérifier mon vide, revenir, écrire mes souvenirs, un peu.
(Annie Ernaux, Écrire la vie, Gallimard, 2011)

Lors de mon voyage en cargo de l'hiver dernier, je me suis replongé avec délices dans les œuvres de Madame de Lafayette et d'Annie Ernaux, l'aristocrate et la prolo déclassée (vers le haut), que je lisais en parallèle. La première nous dit : "Je parle fort peu ; c'est un grand secret pour ne pas dire beaucoup de sottises." À méditer, en particulier par moi, qui ai tendance, comme tous les solitaires, à trop parler.
La seconde : "J'ai toujours écrit à la fois de moi et hors de moi, le « je » qui circule de livre en livre n'est pas assimilable à une identité fixe et sa voix est traversée par les autres voix, parentales, sociales, qui nous habitent." Là aussi, j'ai matière à méditer, c'est dans ce sens-là que je souhaiterais orienter mon écriture, en retrouvant ces autres voix qui nous habitent. Je me suis régalé en lisant la présentation par Annie Ernaux d'Écrire la vie. J'ai noté qu'elle apprécie beaucoup Venise, elle aussi. 

Comme Écrire la vie contient une grande partie des œuvres d'Annie Ernaux, j'ai commencé par Les armoires vides, son premier roman, que je n'avais pas lu encore. Description sans fard de la société des classes. Avec des éléments qui me rappellent ma propre enfance dans la campagne des années 50 : "Il n'y a pas un endroit pour s'isoler dans la maison, à part une chambre à l'étage, immense, glaciale. L'hiver, c'est mon pôle Nord et mes expéditions antarctiques quand je me glisse au lit en chemise de nuit, que j'ouvre mes draps humides et rampe vers la brique chaude enveloppée d'un torchon de cuisine."
Dans Les armoires vides, très autobiographique, l'auteur évoque la découverte des différenciations sociales et langagières, à l'école, où elle se trouve écartelée entre son monde originel, populaire et ouvrier, et le monde nouveau, celui du langage relevé, celui de l'école, des livres, celui de la bourgeoisie : "Elle a changé tout de suite de conversation, la maîtresse, ce que je vivais ne l'intéressait jamais." La petite fille tombe de haut : "moi, la petite reine de l'épicerie-café, ici [à l'école] c'était zéro." Elle vit désormais dans un monde brouillé : "Il n'y a peut-être jamais eu d'équilibre entre mes mondes. Il a bien fallu en choisir un, comme point de repère, on est obligé." Et, en fin de compte, le plus terrible : "Fallait encore que je me mette à mépriser mes parents."

 
Je savais déjà, avant d'avoir lu ce livre – mais pour avoir lu d'autres titres de l'auteur, que j'étais passé en partie, moi aussi, par les mêmes difficultés, la même déculturation par le haut, ce qui m'a éloigné irrémédiablement de mon clan originel, de mon père surtout. Je ne l'ai jamais renié, cependant, Annie Ernaux non plus : elle finit quand même, devenue étudiante, par se réconcilier avec ses parents, et avec "une classe de gens qui n'est plus la mienne, des étrangers dont je peux parler objectivement." C'est important de garder la trace de ses origines. Les armoires vides est un magistral coup de maître de l'auteur pour son premier roman publié. Elle a pu constater, comme moi, que "la littérature, même, c'est un symptôme de pauvreté, le moyen classique pour fuir son milieu." Est-ce pour ça que nous aimons tant lire, nous les déclassés ?

J'ai continué par Le vrai lieu, le livre d'entretiens qu'a eus Annie Ernaux avec Michelle Porte, cinéaste qui en a tiré un film documentaire, à découvrir, bien sûr. Annie Ernaux revient sur les lieux qui l'ont marquée, en particulier l'Yvetot de son enfance et le Cergy où elle vit depuis une trentaine d'années. Sur la séparation qu'il y a entre les deux, séparation due en partie à "l'acquisition du savoir intellectuel [qui] allait, va toujours, avec certaines façons de parler, de se comporter, certains goûts, uns distinction d'ordre social. Cette accession au savoir s'accompagne d'une séparation." C'est à la fois affaire de langage : elle a découvert par l'école (elle l'a bien montré dans Les armoires vides) "le français légitime, correct, le beau langage. J'écris avec ce langage-là, mais il me donne toujours un sentiment d'irréalité", mais aussi et surtout de manières d'être : "j'ai eu conscience de l'empreinte de ce premier monde sur moi, de l'expérience précoce que j'ai eue de la pauvreté. De l'empreinte aussi de bonheurs, de plaisirs, considérés souvent comme vulgaires ou inférieurs, mais dont j'ai mesuré la force : les fêtes, les repas, les chansons."
Elle dit, à propos de sa mère : "Elle aimait tellement lire que, pour elle, le prolongement de la lecture c'était d'écrire soi-même." Je crois que je pourrais dire la même chose de ma grand-mère ou de ma mère, ou de ma cousine L., par exemple... et de moi-même, bien sûr. Pour ces femmes du peuple, qui aiment lire, qui ne savent pas toujours reconnaître la littérature dite « légitime », le livre est sacré. Et elles aiment tellement lire, pour reprendre l'expression d'Annie Ernaux, qu'elles pensent : « Moi aussi, j'en ferais autant, si je savais... » Moi, je ne sais pas, mais j'essaie...

En tout cas, ce livre d'entretiens, outre qu'il éclaire l’œuvre d'Annie Ernaux, éclaircit aussi ma propre trajectoire, et sans doute celle de tous les déclassés de notre genre. Quand elle dit : "la différence qui joue dans l'écriture est davantage, selon moi, de nature sociale que sexuelle. Qu'on soit homme ou femme, c'est l'origine sociale qui détermine. On n'écrit pas de la même manière quand on est issu d'un milieu populaire ou, au contraire, privilégié", non seulement je souscris, mais je pense aussi que cette différence joue dans la lecture.
Combien de fois ai-je pensé pareillement, comme elle, qu'il y a eu des situations où je ne me sentais "pas à ma vraie place, que j'étais là sans être réellement là. Ce sont des situations mondaines la plupart du temps. Des situations où je suis amenée à côtoyer un monde qui, par lui-même, nie d'une certaine manière mon premier monde, le monde dominé. Le monde de ceux qui n'en sont pas, voilà."
Son livre d'entretiens est magnifique, comme l'était déjà le précédent, L'écriture comme un couteau (Stock, 2002). Elle dit de nouveau dans celui-ci que l'écriture lui sert à trancher dans le vif de la réalité, pour la découvrir et l'éclaircir. Mais n'est-ce pas le cas de toute littérature, de la vraie en tout cas ? Et j'aime beaucoup ceci qu'elle dit à propos des Armoires vides, son premier roman : "J'écris contre. Contre une forme de domination culturelle, contre la domination économique, la domination des femmes contraintes à l'avortement clandestin en 1972. J'écris contre la langue que j'enseigne, la langue légitime, en choisissant d'écrire dans une langue qui véhicule des mots populaires et des mots normands, dans une syntaxe déstructurée."
Oui, écrire contre, n'est-ce pas une forme de révolution ? Et elle ajoute : "le malaise qu'on peut ressentir quand quelqu'un fait en toute bonne conscience une réflexion acerbe ou ironique sur les femmes de ménage ou les « culs-terreux » et qu'on est soi-même né d'une femme de ménage ou de paysans. Le malaise d'être complice d'une expression de la domination touchant un proche." Combien de fois me suis-je moi-même reproché cette complicité parfois lors de ces réflexions désobligeantes, par incapacité la plupart du temps d'avoir la répartie immédiate ?
En achevant ce magnifique livre d'entretiens, je prends encore davantage conscience qu'Annie Ernaux est un très grand écrivain, extrêmement lucide, et qui me rappelle, par bien des aspects, Virginia Woolf : même exigence d'écriture, même rigueur dans le contenu, même souci de la forme. J'ai été frappé par ce qu'elle dit sur le souci de totalité, que j'ai ressenti moi-même quand j'ai eu quelque velléité d'écrire, et qui m'a fait échouer dans plusieurs tentatives d'écriture : "Il y a là, sans doute, un grand désir d'exhaustivité, de re-création totale du temps passé vécu. Mettre tout dans l'écriture. C'est comme ça que je ressentais les choses à 20 ans, tout dire. J'étais démunie devant la totalité des choses à dire. Une totalité effrayante, au moment d'écrire. Avec le temps, s'apercevoir qu'on ne peut pas tout dire. C'est le choix qui compte. Le choix de ce qui sera sauvé."
Trouver la capacité de faire des choix, y compris le choix des mots, eux-mêmes adaptés au choix des choses à dire. C'est peut-être là ce qui fait l'écrivain, qui le fonde. "Écrire, c'est créer du temps. Celui où va entrer le lecteur. C'est silencieux, là où ça se passe", ajoute-t-elle. Ce qui m'autorise à penser que lire – en tout cas de bons et vrais livres, de la littérature – c'est la même chose. C'est entrer dans un autre lieu, et aussi dans un autre temps, dans un autre silence, dans l'intérieur de soi. 
Lisez Annie Ernaux.
 

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