dimanche 18 octobre 2015

18 octobre 2015 : mes batailles de Poitiers


Je continuerai à penser qu'il y a des moments où on a le droit de résister, de se rebeller avec violence contre la violence, contre la misère et le manque de liberté.
(Carlos Liscano, Le fourgon des fous, Belfond, 2006)


Nouveau voyage à Poitiers, cette fois pas pour le théâtre, mais pour livrer mes batailles de Poitiers : un soutien sans faille, amical, attentif, affectueux à mes amis poètes vieillissants Georges Bonnet, Odile Caradec, ou le plus jeune Jean-Marc Proust, aussi bien que le soutien au cinéma associatif Le Dietrich qui proposait le film C'est quoi ce travail ?, en présence d'un des deux réalisateurs, Sébastien Jousse.
C'est mon ami Silien Larios (pseudonyme), auteur de L'usine des cadavres (Éditions libertaires, 2013) et ouvrier chez PSA, qui m'a signalé ce film tourné à l'usine PSA de Saint-Ouen et dans lequel il figure et dit quelques phrases. C'est certes un documentaire, si l'on veut, mais un peu comme ceux de Resnais quand il était jeune, c'est avant tout une œuvre d'auteur, un objet filmique surprenant qui ne pourra pas servir de base à un débat télévisé. Pas une œuvre militante non plus, ce qui ne l'empêche pas d'être un film politique au sens fort : inscrit dans la cité et dans la vie des hommes. Une sorte de poème de l'usine, et à ce titre, le film m'a beaucoup intéressé. Comme dans la lecture d'un poème, il ne s'agit pas de comprendre, mais de se laisser porter, de sentir, de ressentir, la peine des hommes, les dos et bras cassés, le bruit, l'incompréhension du sens de ce que l'on fait (l'usine fabrique des pièces détachées pour véhicules automobiles, mais à aucun moment, on ne voit le produit fini, c'est-à-dire l'automobile, et la, manière dont la caméra s'attarde sur le travail de production m'a fait irrésistiblement penser aux Temps modernes de Chaplin, ce type de travail à la chaîne na que peu changé depuis quatre-vingts ans), mais pourtant chacun essaie de faire au mieux et de conserver son humanité, le travail de nuit et sa pénibilité, et les moments de rêve où l'on s'absente du côté répétitif (ah ! les bienheureuses pannes qui permettent des instants de repos, de silence, et de s'évader du boulot). 
 
Parallèlement à la vision des ouvriers usinant ces pièces, un musicien, Nicolas Frize, est en résidence dans l'usine pour composer à partir des sons qu'il prélève et des mots qu'il entend une sorte de cantate, dont on voit et entend quelques moments de répétition, puis un bout de représentation à la fin du film. Sans bruit, si j'ose dire, sans aucun commentaire explicatif, les auteurs laissent le spectateur interpréter eux aussi ce qu'ils voient sur l'écran. On entend certes les ouvriers commenter leur travail ou l'idée qu'ils s'en font, celle qui leur permet de garder une certaine dignité. On entend aussi le musicien à la recherche des sons pour la création musicale. C'est donc bien un film sur le travail. Mais ici,aucun didactisme, aucune leçon professorale : rien que la fluidité des images, en plans fixes devant une machine ou en déambulations dans l'usine ; on retient la beauté, beauté et fierté des ouvriers et des ouvrières au travail, beauté des mouvements du musicien qui tâtonne, beauté des répétitions musicales. Oui, c'est un film d'une grande beauté, et qui ne cache pas pour autant la peine ni même la détresse d'une possible fermeture et du chômage qui s'ensuivra. Très belle soirée donc, et j'irai revoir le film quand il passera à Bordeaux. Car c'est ce cinéma-là qu'il faut défendre, et non pas les innombrables bêtises qu'on projette, sous prétexte de nous divertir !
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Ce fut aussi, la veille, une magnifique rencontre autour de la poésie. Nous étions une petite vingtaine au Local, maison de quartier que je connais bien, puisque nous y faisons nos répétitions théâtrales depuis quinze ans, et qui propose une animation hebdomadaire intitulée « Les Jeudis du Bar ».
C'est dans ce cadre que Jean-Marc Proust nous a lu et interprété des extraits de son recueil L'insurrection de l'ordinaire (Rafael de Surtis, 2015), accompagné par un formidable guitariste, dont je n'ai retenu que le prénom, Julien. J'étais venu avec Georges Bonnet, qui n'habite qu'à quelques 300 mètres du Local. Ça fait quelques années seulement que je connais Jean-Marc Proust, dont la poésie, très étrangère à la mienne (et en tant que telle, d'autant plus attirante, car je ne saurais écrire comme lui), se situe dans un noman's land textuel, qui convoque le réel, à l'opposé de tout effet poétique ou lyrique, aux carrefours de l'aphorisme (Le bar de Casino), de la confession (L'extériorité du désir ou ma Juive, La bonne humiliation), de l'impression (Musée d'art contemporain) et du collage. 

Dans L'insurrection de l'ordinaire, il pratique le cut-up, cette technique spéciale qui consiste à s'emparer de bribes de textes, à les malaxer et à les recomposer pour produire un sens nouveau. Jean-Marc Proust s'est montré un lecteur formidable, et aussi un acteur prodigieux, d'un humour féroce, pour dénoncer le libéralisme (LIBERAL FASHION VICTIM) ou s'amuser de l'anaphore du candidat Hollande (Moi président de la république...). La soirée s'est achevée autour d'un repas convivial qui m'a permis de retrouver plusieurs des personnes gravitant autour de la Maison de la poésie de Poitiers, en particulier Jean-Claude Martin, son président, Véronique Joyaux, dont les deux derniers recueils (Hésitations de l'ombre, Soc et Foc, 2015 et Sillages improbables, Carnets du dessert de lune, 2015) sont formidables, et Rabiha Al-Baidhawe, l'Irakienne exilée à Poitiers et qui m'a offert son travail de présentation et de traduction de Georges Bonnet dans une édition bilingue franco-arabe.
Il est peut-être exagéré d'affirmer, comme Jean-Pierre Siméon, que La poésie sauvera le monde (Le passeur, 2015), et sans doute le cinéma n'y parvient pas davantage. Pourtant, dans la mesure où ces deux arts sont capables de nous rassembler – fût-ce en petits groupes – pour nous transmettre un certain flux du réel, le rythme langagier des individus et la rumeur du monde, et nous aider à les transfigurer en y repérant la beauté, je me dis qu'ils n'en sont pas si loin !
???

En tous les cas, c'est ma façon à moi de résister, de me rebeller contre cette violence imbécile qu'on nous fait. 

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