jeudi 29 octobre 2015

29 octobre 2015 : l'humanité, enfin...


Le malheur, qui sait ? s'envole en un clin d’œil.
(Abelkebir Khatibi, Triptyque de Rabat, N. Blandin, 1993)


Où va se nicher l'humanité ? Dans notre monde de plus en plus gadgétisé, hyper connecté, où les robots remplacent peu à peu l'être humain (ah ! tous ces magasins et services – postes, gares, bibliothèques même ! – où les caisses sont de plus en plus rares et où on est peu à peu contraint à faire soi-même le travail des employés, sans le moindre contact humain !), comme ça fait plaisir de voir de temps en temps des films sans super héros, sans gadgets électroniques, où il est simplement question de nous, hommes, femmes, enfants ou adolescents, aussi bien que vieux, où les personnages nous parlent vraiment. Je viens de voir deux films, où les personnages sont des êtres vivants comme vous et moi, et Dieu, que ça fait du bien !
Fatima, d'abord, le film de Philippe Faucon, réalisateur que je suis avec attention depuis quelques années : il avait parfaitement saisi dans La désintégration l'itinéraire d'un de ces enfants perdus des cités. Fatima est tiré des livres de Fatima Elayoubi, qui y raconte sa vie. Fatima comprend approximativement le français mais ne le parle pas, elle fait des ménages. Elle vit seule – son mari s'est remarié - avec ses deux filles : Souad, à 15 ans, ne comprend pas sa mère, voudrait être comme les autres filles et se révolte contre les profs, la société et traite mal sa mère, qu'elle juge exploitée et ostracisée par la société, et dont elle a honte. L'aînée, Nesrine, 18 ans, commence, malgré les difficultés liées à son statut de fille d'immigrée, des études de médecine. Fatima vit son absence de maîtrise du français comme la source principale de ses difficultés, notamment avec sa fille cadette, car elle ne vit que pour ses filles, voulant leur offrir le meilleur avenir possible. À la suite d'une chute dans un escalier, elle est en arrêt de travail pendant plusieurs mois. Elle écrit alors dans des cahiers ses pensées, ses idées, ses impressions, tout ce qu'elle ne peut guère dire à ses filles. Nesrine, qui a écouté les écrits de sa mère que Fatima lui a lu à haute voix, réussit sa première année, la plus difficile, Souad en est heureuse et va peut-être revenir à de meilleurs sentiments.

On voit donc ici deux générations de femmes, l'immigrée, handicapée par sa méconnaissance du français, et ses filles, qui veulent s'émanciper, chacune à sa manière, et qui ne parlent pas l'arabe (elles répondent en français à Fatma qui leur cause en arabe). La violence sociale est omniprésente, aussi bien celle des employeurs de Fatima, que celle que renvoient la mère d'une camarade de lycée de Souad, ou celle qui se présente au moment de louer un appartement pour Nesrine. Le film, très concret, nous oblige à nous poser des questions sur comment s'adapter, comment s’approprier une culture différente. Chacune, la mère bien entendu, mais les filles aussi, sont renvoyées sans cesse à leur origine. En écrivant, Fatima, tout en aaquérant une conscience affinée de ses difficultés, accepte ce qu'elle est – et qui n'est pas négligeable, et refuse la résignation (comme en suivant des cours d'alphabétisation). Ici, on est loin des idées toutes faites sur les immigrés, aussi bien qu'éloigné de toute sensiblerie ou des bons sentiments. C'est avant tout un film qui porte haut la dignité de l'individu dans la société. Admirablement joué, Fatima est le film indispensable de cette année 2015. Comme l'a écrit mon amie C., d'Amiens, il devrait même être obligatoire en ces temps de frilosité et de repli identitaire : mais les tenants de la « race blanche » ont-ils envie de voir de l'humanité dans les autres ? J'en doute.
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Notre petite sœur, du Japonais Horizaku Kore-Eda (déjà auteur du superbe Tel père, tel fils il y a deux ans, voir ma page du 30 décembre 2013), est également une petite merveille d'humanité. Trois sœurs, Sachi (que les autres appellent Grande sœur), Yoshino et Chika, vivent ensemble à Kamakura, depuis que leur mère a été abandonnée par leur père. Ce dernier meurt, après s'être remarié deux fois : elles se rendent à l’enterrement et découvrent qu'elle ont demi-sœur, Suzu, âgée de 13 ans, qui a veillé sur le père, malgré son jeune âge, pendant ses derniers mois. Les trois sœurs décident d’accueillir Suzu dans leur grande maison. Le film va raconter le lent apprivoisement de Suzu dans cette fratrie inattendue : en effet, elle ne s'entendait pas vraiment avec sa belle-mère, dernière femme de son père, nantie d'un petit garçon d'un autre lit. Un film familial donc que Notre petite soeur, comme le précédent, ou comme les films de son grand prédécesseur, Ozu. Mais, comme Ozu, en dressant un portrait de famille, Kore-Eda parle de l'humanité en général, de ses petits travers et de ses grands joies, de ses difficultés et de ses bonheurs, du vivre ensemble enfin, sans pour autant renier l'individualité de chacun. Mais le groupe permet de créer un ensemble inoubliable pour le spectateur qui se dit : mais qu'est-ce qu'on a perdu dans notre société contemporaine à vivre séparés chacun dans son coin ou sa bulle ?

Kore-Eda nous propose un vade-mecum de l'entraide et de la solidarité. La grande sœur sert de guide et de mère, malgré ses propres difficultés de vie personnelle (elle est amoureuse d'un homme marié), Yoshino, elle, vit des amours ratées avec une constance qui nous fait rire, Chika, la troisième, est badine et pétillante. Suzu est d'une douceur inébranlable. Peut-être que l'accompagnement d'un mourant l'a mûrie prématurément : mais ça ne l'empêche pas de jouer au football ou d'aimer ramasser des coquillages sur la plage. Son dépaysement ne dure pas longtemps, elle s'adapte dans cette sororité, y trouve sa place, secourt même ses aînées quand elles sont en proie au mal-être. Si Soshi est la mère, elle représente le père que les autres (surtout Chika) ont peu connu. Chacune des quatre va en quelque sorte se (re)construire au contact des autres. Et tout cela est traité avec un sens de la délicatesse, un goût de la nature (beaux paysages), avec humour aussi (voir les passages avec la grand-tante, vieille dame au franc-parler adorable), et en filigrane pourtant, Notre petite sœur est une réflexion sur la mort et le deuil. Un très beau film.
Voilà des films qui nous réconcilieraient avec l'humanité, s'il en était besoin. Je me demande à écouter les nouvelles, si justement il n'en est pas besoin !

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