mardi 19 janvier 2016

19 janvier 2016 : Michel Tournier, écrivain de l'errance


D'ailleurs, écoutez bien ce que je vous dis : ces histoires de réfugiés, c'est dangereux. Si ça ne tenait qu'à moi, je vous internerais tout ce joli monde. Sécurité d'abord.
(Agatha Christie, N ou M ?, trad. Jean-Marc Mendel, France Loisirs, 2014)


De tous les écrivains français contemporains, il en est deux seulement dont j'ai tout lu, ou presque : Annie Ernaux et Michel Tournier. J'ai bien connu ce dernier : il fut le premier (et le meilleur, de ceux que j'ai lus) prix Goncourt (avec son fabuleux Roi des aulnes) de ma carrière de bibliothécaire. Je l'ai invité en 1978 dans le Gers à la rencontre des jeunes lecteurs, écoliers, collégiens (pour Vendredi ou la vie sauvage) et lycéens (pour Vendredi ou les limbes du Pacifique), et l'ai donc voituré deux jours dans le département. Les rencontres avec les jeunes ont été parfaites, mais comme au lycée de L'Isle-Jourdain, les professeurs voulaient aussi dialoguer avec lui, il m'avait prévenu : « Vous verrez, leurs questions seront tout à fait inintéressantes ! » Il n'avait pas tort. Je me souviens particulièrement de la question : « Pourquoi avez-vous choisi l'Académie Goncourt plutôt que l'Académie française ? » C'était un causeur formidable (on se souvient de ses passages à Apostrophes ou Bouillon de culture) et j'ai eu grand plaisir de passer deux jours avec lui. Je l'ai revu une vingtaine d'années plus tard, un jour au Centre national du livre où j'étais de passage. Il avait gardé ce côté enfantin et rieur qui avait fait ma joie en 1978 : à l'hôtel, il m'avait montré les épreuves à corriger de son recueil de nouvelles, Le coq de bruyère, et m'avait annoncé naïvement : « Ça va faire 300 pages ! J'aurais été déçu si ça avait fait moins ! »

Au moment où l'on parle beaucoup des migrations, il reste pour moi le romancier de l'errance : errance de Robinson et de Vendredi (ce dernier décidant de quitter l'île et de partir à la découverte du monde), errance à travers l'Europe en guerre d'Abel Tiffauges (Le Roi des aulnes), errance des jumeaux à travers le monde (Les météores), errance du quatrième roi mage (Gaspard, Melchior et Balthazar), errance migratoire d'Idriss de son oasis vers la France dans La goutte d'or, et de Eléazar vers l'ouest américain dans Eléazar, la source et le buisson, où l'auteur revisite le mythe de Moïse. C'était un prodigieux conteur, un inventeur d'histoires qui tranchait dans cette période où le monde littéraire se remettait difficilement des excès théoriques du Nouveau Roman et des théories fumeuses de la déconstruction littéraire.
Il débuta très tardivement avec Vendredi ou les limbes du Pacifique, qui lui valut le Grand prix de l'Académie française en 1967 (mais m'avait-il dit, jusqu'à l'obtention du prix, il ne s'en était pas vendu 1 000 exemplaires !), où il revisite le mythe de Robinson, et le retourne, puisque Robinson préfère rester dans son île il a appris la liberté avec Vendredi ! Son chef-d’œuvre, Le roi des aulnes, dresse un tableau apocalyptique des convulsions de l'Europe sous la domination nazie.
 ce volume omnibus contient deux romans traduits par Michel Tournier
Remarque, autre grand romancier des migrants
Il y montre son attirance pour l'Allemagne (ses parents étaient professeurs agrégés d'allemand) ; Michel Tournier a d'ailleurs commencé par publier des traductions de deux beaux romans d'Erich-Maria Remarque, L'Étincelle de vie et L'Île d'espérance, (ce dernier sous un nouveau titre Un temps pour vivre, un temps pour mourir dans l'édition actuelle), que j'avais lus adolescent et qui furent mes premiers contacts avec lui. On a publié Le bonheur en Allemagne, où il évoque des souvenirs de jeunesse et ses Lettres parlées à son ami allemand Helmut Waller, qui nous permettent de mieux le connaître. Je n'aurais garde d'oublier sa forte contribution à la littérature de jeunesse (plus de 5 millions d'exemplaires vendus pour Vendredi ou la vie sauvage, adaptation de son roman adulte). Il a d'ailleurs toujours considéré que l'écriture devait être parfaite pour écrire pour les enfants : son modèle était les Contes de Perrault. Et il fut aussi un grand amateur de photographie, contribuant à la création des Rencontres internationales d'Arles, et il a participé à une dizaine de livres autour de la photo. En fin de vie, il devint pourtant "persuadé de la dangerosité et de la nocivité de l'image". Pas très étonnant quand on voit la prolifération des machines à images (d'internet aux smartphones) et ce qu'est devenue la télévision...

Ses livres de lecteur, Le vol du vampire et Les vertes lectures, sont très éclairants sur les titres qu'il nous donne à découvrir. Le dernier livre que j'ai lu, un volume d'entretiens intitulé Je m'avance masqué, est encore un régal. J'ai retenu, entre autres, cette phrase : "Je déteste profondément le pouvoir. Je crois qu'il procure une espèce de griserie totalement fausse"
Il me tarde de voir paraître ses œuvres en Pléiade...

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