lundi 25 janvier 2016

25 janvier 2016 : vél'opéra et vélociné


je ne suis préoccupé que de son cœur, cultivé selon une morale rigoureuse, et donnant cette plante rare : la bonté. L'on m'entend : je parle de cette qualité qui est plus de l'intelligence que de la sensibilité, qui est compréhension extrême.
(Jean Genet, Jean Cocteau, in Fragments... et autres textes, Gallimard, 1990)


Avec le retour du beau temps, j'enfourche à nouveau Pégase pour me balader dans Bordeaux et environs, aller voir mon frère à Talence, aller au cinéma ou à l'opéra, plus exactement voir des opéras projetés sur grand écran dans les salles de cinéma : c'est ainsi que je pratique le "vél'opéra" ou le "vélociné". Avec l'extraordinaire, le magique retour dans la nuit hivernale (enfin, presque, on se croirait au printemps), le cœur plein de musique, en l'occurrence vendredi dernier joyeuse, puisque c'était un dramma giocoso (opéra-bouffe) de Rossini, La Cenerentola (Cendrillon), en direct de l'Opéra de Rome. Nous étions une centaine dans la grande salle du Français (CGR) à regarder, à écouter, à frémir, à rire. Et, au retour, le vélo dansait et chantait, lui aussi.

Tout le monde connaît l'histoire de Cendrillon : le conte traditionnel a été adapté pour l'opéra en 1817. Quelques changements mineurs : la marâtre (belle-mère) a été remplacé par le parâtre (beau-père), aussi bête et méchant que pouvait l'être la belle-mère chez Perrault ; le prince charmant, Don Ramiro, a un alter ego, son valet Dandini, qui joue son rôle lors de la première rencontre avec les deux demi-sœurs de Cendrillon. Ainsi déguisé, il peut faire son rapport au prince, tant ces deux pimbêches se sont mal comportées. La fée-marraine est remplacée également par un homme, le précepteur du prince, qui arrive déguisé en mendiant pour tester les trois sœurs, et qui permet à Cendrillon, dont il a éprouvé la bonté, d'aller au bal. Bref, si on reste dans le conte, l'intrigue est agencée de manière savoureuse, avec des chanteurs qui jouent la comédie à la perfection, en particulier ceux qui chantent les rôles comiques du beau-père et du valet, et celles qui chantent les deux demi-sœurs, dont elles rendent bien le ridicule. Mais les interprètes de Don Ramiro, du précepteur et de Cendrillon étaient superbes. Très très belle soirée. J'ai discuté à l'entracte avec un monsieur que sa femme avait entraîné là, qui avait craint de s'endormir. Mais non, il était ravi.

C'est aussi à vélo que je suis allé voir Je vous souhaite d'être follement aimée, film d'Ounie Lecomte, dont j'avais beaucoup aimé Une vie toute neuve (2010), qui parlait déjà du thème de l'adoption. Elle nous montre ici Élisa, kinésithérapeute trentenaire, mère d'un garçon de dix ans. Élisa a été adoptée et veut connaître l'identité de sa mère, retrouvée par l'administration. Mais celle-ci refuse de voir sa fille, comme la loi le lui permet. Élisa sait seulement qu'elle est née à Dunkerque, elle s'y installe pour un remplacement. Son propre couple va mal, elle est séparée momentanément de son mari (qui semble toujours aimant) et Noé, son fils, vit mal la situation : en outre, il s'adapte mal dans sa nouvelle école. Par le plus grand des hasards, Élisa est amenée à soigner Annette, employée à la cantine de l'école de Noé. Il se trouve qu'Annette, femme timide et fragile, célibataire qui vit avec sa vieille maman, se révèle être la vraie mère d'Élisa. 

 
Certes l'intrigue est un peu tirée par les cheveux, mais comme souvent dans les mélos, si on passe sur les coïncidences, on trouve ici plus de vérité psychologique et de réalisme à fleur de peau (tant au niveau des individus que de la société qui les environne) que dans bien des films plus directement sociétaux. Les deux comédiennes, Céline Sallette (déjà vu son regard intense dans de beaux films comme Mon âme par toi guérie, De rouille et d'os, Géronimo, Un été brûlant) et Anne Benoit, jouent leurs rôles respectifs de fille et de mère qui ne se connaissent pas avec pudeur et retenue. Le fait qu' Élisa soit kiné permet à la réalisatrice de montrer les corps au plus près, sans tabou imbécile ni exhibitionnisme superflu. Par ailleurs, le cadre, la ville de Dunkerque (que j'ai un peu vue en avril dernier), est admirablement montrée. La crise économique gangrène aussi les relations sociales. Enfin, de grands thèmes sont abordés de manière frontale, mais avec une infinie délicatesse : l'accouchement sous X, l'adoption, aussi bien que l'avortement. La bonté et la tolérance sont en première ligne : accepter l'autre  (fût-ce sa propre mère biologique, ou sa propre fille) n'est pas si simple, dans une ville sinistrée aux nombreux immigrés. Mais ne faut-il pas le faire ? 

Car nous n'avons qu'un droit, celui de faire notre devoir...
On voit bien qu'une forme de divertissement (La cenerentola) aussi bien qu'un film dit sérieux (Je vous souhaite d'être follement aimée) peuvent faire mentir l'assertion de Jean Genet, dans sa Lettre à Jean-Jacques Pauvert (publiée dans Fragments... et autres textes) : "Le théâtre moderne est un divertissement. Il arrive qu'il soit, rarement, un divertissement de qualité. Le mot [divertissement] évoque assez une idée de dispersion. Je ne connais pas de pièces qui lient, fût-ce pour une heure, les spectateurs. Au contraire, elle les isole davantage". Après la sortie, on ne se sentait nullement dispersé ni isolé, mais au contraire enclin à parler à son voisin de salle. Et convaincu que la bonté sauvera le monde, peut-être, quand elle se mue en "compréhension extrême"...

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