lundi 14 mars 2016

14 mars 2016 : Côte d'Ivoire : lectures ivoiriennes


Les princes qui nous gouvernent conduisent le peuple sur les voies du matériel, du clinquant. Ils se moquent royalement de la culture. Ils la foulent aux pieds. 
(Nangala Camara, Le printemps de la liberté, Le serpent à plumes, 2000)



Bien entendu, comme je l'ai laissé entendre, j'ai aussi beaucoup lu pendant ma parenthèse ivoirienne. J'avais emporté un livre du romancier Ahmadou Kourouma et trois titres de Amadou Koné (le roman Les frasques d'Ebinto, les pièces de théâtre Le respect des morts et De la chaire au trône, tous trois de grande qualité), achetés avant de partir à la librairie Présence africaine de Paris. Et, de la bibliothèque de Lucile et Pierryl, j'ai extrait et lu trois livres d'auteurs ivoiriens, deux de Venance Konan : Robert et les Catapilas et Les Catapilas, ces ingrats, et le roman de Nangala Camara cité en exergue, ainsi que le beau roman historique d'Amin Maalouf, Léon l'Africain. Je ne vais pas vous assommer en vous parlant de tous ces livres, mais insister sur deux seulement, qui sont deux très bons romans.

Je connaissais et j'appréciais Ahmadou Kourouma depuis longtemps, l'avais même proposé en lecture "obligée" à mes élèves bibliothécaires pour Monnè, outrages et défis pendant l'année scolaire 1990-1991, mais je n'avais pas encore lu son premier roman, Les soleils des Indépendances, paru au Seuil en 1970, et immédiatement acclamé comme un très grand livre.

La Côte d'Ivoire quelque temps après l'indépendance. Fama Doumbouya, descendant des grands chefs coutumiers malinké, a perdu tout pouvoir à Togobola : "Les Indépendances avaient supprimé la chefferie, détrôné le cousin de Fama, constitué au village un comité avec un président. Un sacrilège, une honte ! Togobala était la chose des Doumbouya". Fama est contraint de s'exiler dans la capitale et de "gagner" sa vie en faisant la manche, comme une sorte de vautour, aux obsèques : en effet, les fêtes d'obsèques peuvent parfois durer pendant des jours, avec des palabres sans fin et de la nourriture à gogo. Il ne se remet pas du sort qui lui est laissé ! D'autant plus que c'est Salimata, son épouse, qui travaille dur pour le nourrir. Or, elle n'a pas d'enfant, et cherchant à en obtenir un, dépense une grosse part de ce qu'elle gagne chez les marabouts. Sans succès. Le ménage est devenu infernal. La mort et les obsèques de son cousin au village vont être l'occasion pour Fama de laisser sa femme, de retourner à son village natal et de tenter d'y reprendre son prestige. "Les assis se levèrent, serrèrent les mains des arrivants et, en bon musulman, chacun s'enquit des nouvelles de la famille de l'autre. Cela dura le temps de faire passer par un lépreux un fil dans le chas d'une aiguille".
Dans un pays qui navigue entre tradition, islam et modernité, plus rien ne va de soi. La recherche d'identité, les désordres liés aux changements, la misère, la transition difficile, génèrent des comportements aberrants. D'autant que les nouveaux maîtres n'y vont pas avec le dos de la cuillère : "La politique n'a ni yeux, ni oreilles, ni cœur ; en politique, le vrai et le mensonge portent le même pagne, le juste et l'injuste marchent de pair, le bien et le mal s'achètent en se vendant au même prix". Superbe tableau des débuts de l'indépendance, servi par une écriture dense et poétique.

Nangala Camara, dans Le printemps de la liberté, nous narre l'histoire de Wonouplet, jeune étudiante. Là, on est dans les années 90. La Côte d'ivoire est mise en coupe réglée par les nouveaux maîtres. Wonouplet est l'espoir de ses parents qui se serrent la ceinture pour qu'elle achève ses études supérieures. Mais elle aspire tout naturellement à la liberté, et en particulier celle de pouvoir choisir son amour. Mais les traditions sont là et la pression sociale est très forte dans un monde extrêmement misogyne. Pendant son retour en taxi collectif pour les vacances scolaires, elle se laisse envoûter par le regard triste d'un jeune barbu, Pessa, poète passionné de jazz, dont les œuvres poétiques, considérées comme subversives par le pouvoir en place, sont diffusées sous le manteau dans le campus universitaire. La passion va naître entre les deux jeunes gens et, au contact de Pessa, Wonouplet devient une militante et refuse d'entrer dans le jeu de la corruption et des compromissions (notamment les assiduités d'un ministre en vue qui collectionne les jeunes filles et voudrait l'ajouter à son tableau de chasse). 
 
Roman dénonciateur des manigances des gouvernants et potentats locaux de tous niveaux (jusqu'à un de ses professeurs qui attire Wonouplet chez lui et la viole quand elle a treize ans !) et des sbires à leur service : "Les tenants de ce système monopolisent tous les pouvoirs au point de commander à la conscience des citoyens. Ils ont usurpé et confisqué les supports "médiatiques" qu'ils utilisent à leur seul profit pour violer la conscience collective. Ils règnent sur ces supports sans partage, avec arrogance et omnipotence. Ils en usent pour se faire encenser par leurs thuriféraires au mépris de tous". Wonouplet réalise que l'exploitation des richesses naturelles du pays "échappe complètement au contrôle du peuple par le fait de dangereux transfuges qui ne sont ses concitoyens que par la couleur de la peau". Elle a bien conscience "qu'on se leurre en osant croire que l'humanité tend vers des lendemains meilleurs, enchanteurs. Il y aura toujours des hommes qui en imposeront à d'autres hommes par la force brutale et imbécile des armes". Et ce n'est pas les Nations Unies qui vont changer les choses : "Qu'on ne vienne pas seriner à Wonouplet qu'il existe un droit international qui préside aux relations entre nations du monde et garantit le droit de chaque peuple à disposer de lui-même. Les plus forts économiquement et militairement se sont attribué des prérogatives qui choquent l'entendement. Ils décrètent les lois, les interprètent, les enfreignent, selon leur bon vouloir, au gré de leurs intérêts et de leurs appétits voraces. Comble d'absurdité, ils se sont octroyé un droit de veto dont ils usent selon leurs fantaisies et leurs convenances". Les étudiants pensent que leurs concitoyens "sont maintenus dans un tel obscurantisme qu'ils ne peuvent prendre conscience de leur condition d'êtres humains ni de leur environnement. Le système a fait d'eux des zombies modernes. Tous bavent après les miettes qu'on leur jette avec parcimonie". Les étudiants finissent par se révolter...
Roman donc du désenchantement de la jeunesse, privée d'avenir par la caste au pouvoir, et par tous ceux qui gravitent autour pour récolter des "miettes". Mais aussi roman de l'espoir et de la révolte, de la dénonciation du machisme ambiant et de l'exaltation de la liberté de la femme. Et aussi un voyage dans le monde de la musique négro–américaine qu'affectionne particulièrement Pessa : Miles Davis, Billie Holiday, Louis Armstrong, etc. Un roman qui nous élève, qui nous transporte et nous rappelle les heureux moments de mai 68, dans un tout autre contexte. J'en suis sorti enthousiasmé !

Et toutes ces lectures d'auteurs ivoiriens m'ont fait pénétrer un peu plus dans l'âme du pays, en complétant la "lecture" de ce que je voyais, en me faisant aimer les habitants, comprendre les difficultés.



Conclusion du voyage : demain...

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