mardi 15 mars 2016

15 mars 2016 : Côte d'Ivoire : bilan et considérations (trop) actuelles


« Ne sois pas si craintif ! Quand tu étais enfant, ne disais-tu pas à voix haute des vérités que les grands gardaient cachées ? Eh bien, c'est toi qui avais raison à ce moment-là. Il faut que tu retrouves en toi-même le temps de l'ignorance, car c'était aussi le temps du courage. » 
(Amin Maalouf, Léon l'Africain, Lattès, 1986)

     

Bon, maintenant, essayons de brosser un tableau général de mon séjour et de mes impressions. Je sais que, de toute façon, ce sera très partiel et bien entendu partial, j'espère que ça restituera l'enthousiasme qui m'a saisi pendant la majeure partie du séjour, et qui ne se sent pas forcément à la lecture de mon compte rendu au jour le jour. Bon, pour cela, je vais reprendre mon habit de géographe.








 


 exemple de végétation

D'abord la géographie physique. Le climat est rude : j'y étais, il faut dire, en pleine canicule, puisque dans la journée, ça dépassait 35° et la nuit 28°. Comment vit-on sous de telles températures ? À moins d'y être né, mal. Et sans doute même en y étant né. Car ça veut dire qu'il faut être économe de soi, marcher avec nonchalance pour éviter d'être très vite en nage, boire beaucoup ; quand on travaille, ça doit être très dur. Il y a très peu de vent, et seules les nuits apportent un très relatif bien-être, à condition d'entretenir des courants d'air ou d'avoir une bonne climatisation. Mais cette dernière contribue elle-même au réchauffement des températures !
bateau de pêche sur la mer (Grand Bassam)
La Côte d'Ivoire est bordée au sud par la mer et des lagunes. Zone très prisée des touristes (j'y fus) et des citadins aisés en week-end. Car, vu la chaleur, on a forcément envie de se rafraîchir. Le centre du pays est une sorte de plaine ondulée et légèrement collineuse qui s'élève progressivement vers les plateaux pré-sahéliens, avec sur les contreforts ouest, à la frontière de la Sierra Leone et de la Guinée, un massif montagneux dépassant par endroits 1000 m. Là où je suis allé précisément aussi. La végétation est tropicale, l'antique forêt ne doit plus exister que dans les parcs nationaux que je n'ai pas vus ou sur la montagne.
la montagne couverte de forêt (près du Mont Tonkoui)

Il faut dire que les conditions de circulation sont rudes aussi. En dehors de l'autoroute Abidjan-Yamoussoukro et des routes qui gravitent d'Abidjan vers les stations balnéaires, les routes sont assez défoncées, quand elles sont bitumées, ou sont des pistes de latérite encore plus cabossées... Je ne suis pas resté assez longtemps pour y faire donc énormément de route. Et les 1200 km aller-retour d'Abidjan à Man m'ont largement suffi.
La population est répartie entre quelques villes, dont Abidjan qui en contient le tiers (plus de 7 millions), de nombreux villages et des petites ou grandes villes disséminées sur tout le territoire. Les constructions qui m'ont paru les plus convaincantes, compte tenu du climat, sont celles en terre recouvertes d'un toit de palmes. Les bâtiments en béton nécessitent une climatisation et vieillissent très mal. La population m'est apparue comme très active, tout le monde donne l'air de faire quelque chose ; de nombreux petits métiers (probablement des métiers de survie) expliquent la prolifération des vendeurs de toute sorte, les nombreux marchés où l'on a l'impression de voir plus de vendeurs que d'acheteurs, et où le troc doit d'ailleurs aussi se pratiquer. Car le gros problème ici, c'est d'avoir de la monnaie. On ne peut payer nulle part par carte bancaire (sauf sans doute à l'aéroport, dans quelques hôtels 5* et quelques boutiques réservées aux classes supérieures), et ailleurs c'est toujours la croix et la bannière pour effectuer les menues dépenses. 
beautés humaine et végétale : Sidiki sur le sentier grimpe en tongs ! 
À côté des habitations en dur, il y a celles faites de bric et de broc et, aux alentours des grandes villes, des quartiers entiers de bidonvilles où afflue l'exode rural. La majorité de la population est pauvre, voire très pauvre. Et cependant, prête à parler pour peu qu'on s'intéresse à elle. Le français est couramment pratiqué, souvent un français oral mité de mots en langues locales, avec un accent chantant assez mélodieux
Vu la chaleur, je n'avais pas très faim. La nourriture de base est constituée de riz, de semoule de manioc (attiéké), de bananes plantain, d'ignames, agrémentés de sauce et, pour les plus chanceux, de poisson ou de poulet. La viande reste rare et sans doute hors de portée de beaucoup.
le kapok
J'ai été séduit par la démarche de la population, une souplesse mâtinée de légèreté confinant parfois à l'indolence, avec la plupart du temps un sourire éclatant. Même chez ceux – nombreux – qui semblent titrer le diable par la queue. Et parfois, des éclats de violence soudain, que la chaleur permanente, la lumière excessive, les bruits aussi (en ville, le concert des klaxons !), et peut-être un surcroît de misère, exacerbent. 
Bref, le spectacle de la rue, où je me suis longuement promené, m'a fait prendre conscience que beaucoup se contentent de très peu et cependant ne mendient pas pour autant. Que les enfants et les adolescents, sortant des écoles et collèges dans leurs uniformes impeccables, étaient prêts à répondre aux questions que je leur posais ("Le blanc, le blanc" !), et peut-être même contents de parler en français, hors du périmètre scolaire.
sculpture dans la cour du Koral Beach (une cible des terroristes)
Bien sûr, j'étais conscient que la vie ici est très dure. Les salaires sont bas, quand il y en a. La protection sociale est inexistante ou presque. La télévision leur donne une idée complètement faussée du reste du monde, avec tous ces incroyables feuilletons (brésiliens, indiens, égyptiens, américains ou européens, selon les chaînes) qui se passent exclusivement dans les milieux huppés. Aussi, m'a-t-on dit : « Vous, en Europe, vous avez tout, belles maisons, belles voitures, beaux vêtements, vous pouvez venir ici quand vous voulez, alors que nous, on n'a rien et c'est très difficile d'aller chez vous ! » J'avais beau expliquer qu'il y avait beaucoup de pauvres et même des miséreux en France, des gens sans logement qui dormaient à même la rue, ils ne me croyaient pas. Ils ne voient jamais ça à la télé. Et on ne croit que ce qu'on voit ! Et les Ivoiriens immigrés chez nous se gardent bien d'en parler quand ils reviennent en vacances ici...
Yamoussoukro : l'esplanade de la Fondation Houphouët-Boigny 
immenses terrains vagues tout autour, le centre ville dans le lointain
Au total, j'ai passé deux semaines riches en expérience humaine, extrêmement intenses. Je remercie donc Pierryl et Lucile de l'accueil, et toutes les personnes rencontrées, qui m'ont apporté beaucoup de leur humanité, associée à pas mal d'humilité de ma part ; c'est ce qui fait la beauté et l'unicité de l'être humain, sous toutes les latitudes.

Lucile au sommet de la Dent de Man : repos bien mérité 

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CODICILLE  
     
Je reçois l'onde de choc des nouvelles de Côte d'Ivoire et de l'attentat de dimanche, qui ne font que confirmer mes sentiments d'impuissance et de révolte ; d'abord contre les fabricants, marchands et trafiquants d'armes de tous poils ; ensuite contre leurs complices, les maîtres du monde (de chez nous et d'ailleurs) et va-t-en-guerre bien carrés à l'abri dans leurs palais douillets (et, sans vergogne, qui offrent la Légion d'honneur à ceux qui nous achètent nos engins de mort !) ; enfin contre leurs exécutants : ces misérables fanatisés qui préfèrent la mort à la vie (la rage et la haine semblent leur seul lien au monde), ce qui explique leur dangerosité. 
Et aussi contre les charognards de la presse (écrite, orale et surtout audiovisuelle : télé et internet) qui amplifient par leur surenchère l'impact de l'horreur, en confirmant le mot de Pierre Bourdieu pour qui les faits divers font diversion. En fait, voilà ce qu'il nous disait dans Sur la télévision (Raisons d'agir, 1996) : "La télévision a une sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d'une partie très importante de la population. Or, en mettant l'accent sur les faits divers, en remplissant ce temps rare avec du vide, du rien ou du presque rien, on écarte les informations pertinentes que devrait posséder le citoyen pour exercer ses droits démocratiques." 
Voilà pourquoi je ne regarde plus les journaux télévisés, qui me sidèrent par leur vacuité et me donnent envie de vomir, et que même j'hésite maintenant à continuer à écouter la radio qui n'est, hélas, pas en reste dans cette escalade de la bonne conscience à dix balles, comme on disait autrefois. Alimenter les peurs - et les désirs, voilà le seul objectif de la société du spectacle. Et, pendant le spectacle, l'audimat grimpe, les cerveaux régressent, les ventes continuent et prolifèrent : c'est bon pour l'économie, ça, coco !
Eh bien, je ne suis pas craintif, et ça ne m'empêchera pas de continuer à voyager, voire même de retourner dans ces pays martyrisés si ça peut les aider. Je lisais hier dans Sud-Ouest dimanche que les guides du routard ont cessé de mettre à jour ceux consacrés à l'Égypte, la Tunisie, l'Algérie, le Mali, l'Afghanistan, la Syrie, l'Iran, le Venezuela, la Colombie, etc... et la Côte d'Ivoire ! Les terroristes auraient-ils donc gagné ?

PS 1 :  Le colonialisme est loin d'être mort. Nous aurions même un vif intérêt à nous débarrasser de la mentalité post-coloniale, à décolonialiser nos esprits. Ce qui vient de se passer montre clairement que la situation reste explosive.
PS 2 : instruit par l'incident de Melbourne (page du 27 avril 2015), je n'ai pratiquement pas photographié d'habitants...
 

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