jeudi 30 juin 2016

30 juin 2016 : haro sur les pauvres !


Ce qui a sur les travailleurs une action beaucoup plus démoralisante encore, c'est l'insécurité de leur position sociale, la nécessité de vivre au jour le jour, bref, ce qui en fait des prolétaires.
(Friedrich Engels, La situation des classes laborieuses en Angleterre, trad. Gilbert Badia et Jean Frédéric, Ed. Sociales, 1960)


Il se trouve que ces derniers temps, j'ai lu successivement deux livres tout à fait édifiants sur la manière dont la société flanque en l'air la vie des précaires et chômeurs, ces nouveaux prolétaires. 
 
Sandra Aimard dans Un pavé dans l'édifice (éd. La cause du poulailler, 2015) nous livre un tableau désolant sur les vicissitudes des exclus, tableau qu'elle arrive pourtant à agrémenter d'humour (noir) comme l'indiquent plusieurs des titres de chapitres : ainsi RSA, coucher ou pas coucher That is the question, démontre que quand on est au RSA, on peut être réveillé et contrôlé à 7 h du matin, et gare si le contrôleur trouve quelqu'un d'autre dans votre lit, surtout s'il (ou elle) est aussi au RSA : "Tout le monde sait que les pauvres sont des profiteurs, contrairement à Sarko-Nouille ou à Cahuzac Rappetout and Co, hein ?" La république de la nouilltude donne des leçons aux malheureux chômeurs : "Tu vas aller à l’esclavage comme on te le dit, sinon on te coupe les vivres. Le royaume des pervers narcissiques, qui, à défaut de pouvoir broyer leur conjoint-e, cassent du pauvre" et explique les bienfaits du travail féminin : "Ah ! Oui, on a aussi la légende : le travail permet aux femmes de s’émanciper. Quand on sait que les nazis avaient inscrit « le travail libère » sur les façades des camps d’extermination, on a de quoi s’étonner. Pour commencer, il émancipe de quoi ? Du joug de l’homme", bienfaits tellement réels : "harcèlements divers et variés, salaires de misère, la vraie vie, quoi". La civilisation développée, évoluée et enviable nous dit : "Heureusement, nous avons des maîtres à penser ! Ça fait longtemps qu’ils nous expliquent qu’être quelqu’un de bien, c’est mentir comme un arracheur de dents, piller, mépriser, faire de l’éducation sentimentale aux femmes de ménage… et avoir une Rolex à cinquante ans", ces mêmes maîtres à penser qui font sentir au chômeur qu'il "reste un suspect, aussi suivi qu’un détenu (jusqu’à quatre traqueurs de pauvres sur le dos) et souvent reçu comme un délinquant, avec menaces à la clé ; on préfèrerait presque être reçu au commissariat par des flics, des vrais de vrais, eux au moins ne sont pas déguisés en travailleurs sociaux"

Sandra Aimard, qui aide justement les pauvres – et bénévolement - dans les redoutables démarches administratives, note que "Si la religion croissance-productivisme-travaillisme engendrait le bien-être, notre société ressemblerait au paradis sur terre, depuis le temps qu’on se prosterne" devant cette nouvelle sainte trinité ! Un livre qui devrait être dans toutes les bibliothèques et qui n'est dans aucune !

Avec Mustapha Belhocine, nous entrons dans une suite de récits racontant les pérégrinations d'un précaire voulant tout de même travailler, et enfilant coup sur coup les centaines d'envoi de CV, les entretiens-bidons, les emplois jetables. Il se trouve que l'auteur, nous dit l'éditeur Agone, "est ce qu’on appelle aujourd’hui un « précaire » : condamné aux contrats courts, il enchaîne des missions d’homme de ménage au pays de Mickey, de manutentionnaire dans un célèbre magasin de meubles ou de « gestionnaire de flux » chez Pôle Emploi – ce dernier poste consistant à renvoyer chez eux les impudents chômeurs venus faire leurs réclamations en direct plutôt que sur Internet. Armé des mots de Bourdieu, d’un bagout sans faille et de réflexes réfractaires aux ordres illégitimes, il opère de lucides coups de sonde dans les bas-fonds de l’exploitation moderne. Contrairement à Florence Aubenas ou à Günter Wallraff, journalistes s’étant glissés dans la peau de précaires" [ce qui n'enlève rien à la qualité de leurs ouvrages, Le quai de Ouistreham et Tête de Turc], "Belhocine est un précaire par nécessité économique, qui écrit ce qu’il vit pour consigner les cadences, les vexations et la pénibilité, mais aussi faire éclater le ridicule, jusque dans sa langue, d’une organisation sociale exigeant de ses « castmembers opérationnels et motivés » d’avoir le « sens du jeu »."

Chez Eurodisneyland, il note qu'il y a eu un "accord du gouvernement sur quelques aménagements du droit du travail et du mode de recrutement", comme quoi le démantèlement du droit du travail ne date pas d'aujourd'hui : mais que n'accepterait-on pas pour créer des emplois de merde ? Dans le magasin de meubles, il note à propos de la directrice que, à l'entendre, sa réussite , "c'était le fruit de beaucoup de travail, d'abnégation et de sacrifices". Selon lui, "il faudrait ajouter le zèle, le mensonge, la délation, exceller à d'innombrables jeux de stratégie, assez pour devenir un dominant parmi les dominants". Car il n'a pas les yeux dans sa poche, Mustapha. Dans cette même boîte, non seulement le personnel n'était pas respecté, mais les normes de sécurité n'étaient pas respectées non plus : "sans parler des lichettes d'amiante qu'on se tapait, les issues de secours n'étaient pas accessibles et les bornes incendie enfouies sous des tonnes de marchandises – il suffisait juste de faire place nette lors des visites des commissions de sécurité (je l'ai moi-même vécu) et puis ça repartait de plus belle". Il quittera le magasin sur un coup d'éclat : "Bref, j'avais fait peur à un patron pendant deux ou trois heures. Ce n'était pas grand-chose, mais c'était cool, le personnel m'avait élevé au rang de héros, adulé comme une rock star". C'est que personne jusque-là n'avait osé dire son fait à la directrice.
Il note aussi que "Les conditions de travail étaient dures, très dures. Le repos de ton âme dépendait surtout du chef d'équipe sur lequel tu tombais (ou avec qui tu t'acoquinais) : ils avaient en commun d'être colériques, parfois hystériques, la caricature du petit chef à la botte du patron". De même, "Si on prend à la lettre le sens de la justice sociale ou même le respect d'autrui, on démissionne de tous les boulots dans les cinq premières minutes". Donc il faut savoir se taire et encaisser. Quant à son passage chez Pôle emploi où il arrive à dégoter un job temporaire, ils constate que les malheureux qui y viennent "ne savent pas que cette institution qui se dit au cœur de la protection sociale est surtout le cœur du développement des inégalités".
C'est que c'est terrible d'être pauvre et, plus encore, chômeur ; "La honte est un sentiment récurrent quand on est dans la précarité". D'ailleurs, "Tout est fait pour qu'on ne puisse pas s'en sortir ! Quand on cherche un taf, faut avoir une bonne liquette, faire des photocopies, imprimer son CV (on est censé pouvoir le faire au Pôle emploi, quand la machine fonctionne ou quand elle n'est pas volontairement éteinte par les employés), avoir une connexion Internet chez soi, un ordinateur en état de marche, se faire régulièrement rafraîchir les tifs – mais tout ça a un coût non négligeable". Bref, il comprend que certains finissent par boire ou par sombrer dans la délinquance, option que personnellement, il a mise de côté. "Tout d'abord parce que je n'ai jamais été initié, ensuite parce que je suis con : j'ai une morale, j'ai toujours fait traverser les grands-mères, rapporté les portefeuilles aux objets trouvés, et je crois que Bien mal acquis ne rapporte jamais".

Comme celui de Sandra Aimard, Précaire ! est un livre exceptionnel, d'une écriture sèche et féroce, qui dénonce l'horreur de la chasse à l'emploi et l'incompétence, pour ne pas dire l'ignominie de nos gouvernants (et de leurs chères classes moyennes qu'ils ne cessent de choyer) et du capitalisme : arriveraient-ils, eux, à subsister avec moins de 500 € par mois ? Poser la question, c'est y répondre ! 
Et dire que certains prétendent que les classes sociales n'existent plus ! En tout cas, précaires, rsaïstes (ex-rmistes) et chômeurs sont, avec les réfugiés de toute sorte, les prolos d'aujourd'hui. Et qu'on ne vienne pas nous dire qu'ils n'existent pas.
 

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