mercredi 23 novembre 2016

23 novembre 2016 : lectures en vadrouille 1


Mais je pense que tu vas y arriver. Et même que tu vas aimer ça terriblement, aimer ça à accepter le risque d'en mourir.
(Catherine Poulain, Le grand marin, Éd. de l’Olivier, 2016)



Eh oui, je lis beaucoup aussi quand je suis en vadrouille ! Quand il a lu mes journaux de voyage en cargo, mon frère aîné a été étonné de la quantité de livres lus. C'est que regarder le monde autour de soi n'empêche pas la lecture de littérature. Surtout que je lis beaucoup au lit, le soir ou pendant mes insomnies...

Pour le grand amateur de voyages au long cours sur les océans, ce livre est une aubaine. L'héroïne et narratrice de ce roman, la sensible Lili, décide un beau jour de quitter la France et Manosque (en fait, elle fuit on ne sait quoi) pour l'Alaska et apprendre le métier de pêcheur. Elle est embauchée sur le Rebel, navire de pêche à la morue et au flétan, où on lui donne sa chance, mais sans lui faire de cadeaux : elle devra se faire respecter dans ce monde d’hommes, faire les quarts comme eux, travailler dur. Elle va rencontrer Jude, qu’on appelle "l'homme-lion" à cause de sa crinière et qui deviendra pour elle le "Grand marin". Elle va donc apprendre à jurer, à gueuler, à dormir par terre, à fumer et à boire. Car tout le monde, ou presque picole sec. Lili fera donc comme eux et en fin de compte, saura se faire respecter.

couverture (à nouveau)

On se laisse bercer par les eaux intranquilles de l’Océan glacial, par le froid et les intempéries, les avaries de matériel, les pieds trempés dans les bottes trop usagées, les mains abîmées par des gants déchirés. Dans cette histoire de marins, Lili, seule femme à bord, ne se plaint jamais, même quand une arête de poisson s’est fichée dans sa main, l’infectant dangereusement. Le travail est rude : sur le pont, on décroche les poissons, on les vide et les nettoie (Lili mange leurs cœurs), on accroche les appâts, et on recommence. Le lecteur croit qu’il va s’ennuyer, car tout cela est bien répétitif, mais non, on est embarqués à bord, on participe, on découvre même l’ivresse due au manque de sommeil... Mais, à côté, "le reste du monde vous semble fade, vous ennuie à en devenir fou"Je confirme qu'après trois mois en mer, le retour à terre est difficile !
Et puis, il y a l’amour, qui paraît bien secondaire pourtant, par rapport à la solidarité, à la fraternité qui unissent ces marins qui ont atteint le bord du monde, "The Last frontier". Peu de femmes ici, dans les ports : des serveuses, des femmes d'escale, des Indiennes. Lili, surnommée "Moineau" à bord, est une héroïne comme on les aime, qui sait joindre les larmes et les rires au fil de ses émotions. Elle, la bleue ("green" en anglais) réussit à se faire une place, à gagner l’estime et la confiance de ses rudes compagnons de bord (et de bordée). Le grand marin est, à mille lieues de nos romans parisiens, un livre magique. Un livre de passion sur les "travailleurs de la mer", ici magnifiés, mais avec un réalisme cru.
Laguna nostra se passe à Venise, qu’on ne quitte quasiment pas. Des cadavres sont découverts, le cou égorgé. Mais très rapidement, on comprend que l’enquête sera très secondaire, au profit de l'atmosphère. Car le style, avec ses propositions longues (presque à la Proust), son vocabulaire somptueux, oblige le lecteur à s’alanguir dans les lagunes de Venise, ses odeurs de vase, ses lumières, la lenteur de la vie presque immémoriale dans le palais vénitien où vivent le commissaire Alvise Campana (nanti d’une femme romaine qui ne s’adapte pas à Venise), sa soeur Artemisia (la narratrice, restauratrice d’art), et leurs deux oncles, deux jumeaux déjantés, Igor le mystique et Boris le gros amateur d’art qui croit reconnaître un Caravage dans chaque vieille croûte qu'il déniche.  

couverture (à nouveau)

Ces trois derniers mènent d’ailleurs une enquête parallèle et vont aider leur frère et neveu à découvrir les nœuds du mystère, en assimilant les meurtres aux tableaux qu’ils connaissent, Judith égorgeant Holopherne, la décollation de Jean le Baptiste... On va découvrir au fil des pages Venise et ses migrants, ses trafics d'œuvres d'art, d’enfants et de femmes. C’est d’abord le roman de Venise : "L'orgueilleuse Venise qui n'a plus les moyens de son orgueil. Les fondations pullulent en ville. Les palais vides se succèdent sur les rives des canaux, et la chasse aux mécènes est notre sport local. L'acheteur de palais est aux Vénitiens ce que le phoque est aux Lapons, un gagne-pain rare et protégé". Plus qu’aux amateurs de polars, on réservera ce superbe roman aux amoureux de Venise, dont je suis.
 
Pour moi qui venais de voir à Montpellier le sublime documentaire Des spectres hantent l'Europe, tomber en Bretagne chez mon amie Christine sur le minuscule livre Bienvenue à Calais, les raisons de la colère m’a comblé ; il s’ouvre sur la phrase suivante : "Ne laissons pas s'inscrire aux frontières de la France la devise qui orne l'entrée de l'Enfer de Dante : "Toi qui entres ici abandonne toute espérance"

On y découvre la honte de la France... On y voit ce que la télé nous cache, mais que le documentaire montrait : la jungle où la promiscuité et la boue se marient, les latrines et les douches insuffisantes, les enfants quasiment abandonnés, la prostitution, la terreur causée par la police qui balance des grenades lacrymogènes sur femmes et enfants (étonnons-nous après que la police soit mal-aimée !), les morts sur l’autoroute en tentant de gagner un camion vers l’Angleterre. Et puis des cas concrets : femmes devenues suicidaires, enfants perdus, étudiants paumés, adolescents qui se vendent, des bribes de vie, d’humiliation, d’oppression, de violence, et ce, sur notre propre sol. Et aussi, ces formidables bénévoles qui aident, qui soignent, ces hommes et femmes qui hébergent (parfois dans l’illégalité, mais ce sont eux les héros de notre temps - et dire qu'il se trouve des magistrats pour les traîner en justice, honte sur eux !) des enfants ou des réfugiés malades. Enfin, les migrants qui s’organisent entre eux : pour accueillir, se réconforter, fabriquer du pain, offrir des services d’épicerie et de coiffure, et, hélas, les inévitables passeurs... et sans doute quelques trafiquants... On se sent tellement impuissant devant cette détresse horrible et ce bidonville surpeuplé.
Marie-Françoise Colombani et Damien Roudeau ont réalisé là un petit livre de colère, un livre nécessaire, un livre qui nous dit : "Ne soyez pas complice !"
Un livre à offrir pour Noël : les bénéfices et droits d'auteur sont reversés à l'Association L'Auberge des migrants.
À suivre...




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