jeudi 15 décembre 2016

15 décembre 2016 : les souvenirs du bout du monde...


Tu as voulu aller au bout du monde, quelle idée, quelle belle idée. Nous y sommes. Tu n’y es pas arrivé, tu y étais déjà.
(Xavier Person, Une limonade pour Kafka, Éd. de l’Attente, 2014)

Le bout du monde ? 
Quelquefois, je me dis qu’en effet, je n’ai pas besoin d’emprunter des chemins de traverse, fussent-ils sur des océans, pour y être arrivé. D’une certaine manière, dès qu’on est à la retraite, on y est déjà. Du moins, a-t-on atteint le bout d’un monde, celui du travail, celui de l’utilité sociale... Les retraités peuvent bien s’agiter, voyager (la SNCF vient de m’aviser qu’au 30 novembre, j’avais parcouru cette année 14321 km en train !), avoir de multiples activités associatives, familiales, amicales, ludiques, sportives, culturelles, le corps et l’esprit ont des limites, leur monde se restreint peu à peu : un tel a de la dégénérescence maculaire et n’y voit plus très bien, une telle est de plus en plus sourde, une autre a de gros problèmes d’articulation, celui-ci a du mal à se situer dans l’espace, ceux-là abhorrent le bruit et les jeunes, certains ne peuvent plus prendre l'avion ni le train, et sans aller jusqu’à l’Alzheimer menaçant, en effet, tous se rapprochent du bout du monde, de leur monde.
C’est aussi pour quoi le passé ressurgit sous diverses formes. L’enfance, l’adolescence, la jeunesse, se parent de couleurs, parfois roses, parfois noires ; on a envie de s’y replonger pour retrouver de vieilles sensations ou impressions enfouies. Ah ! les premières fois ! Certes, on ne se souvient pas de la première fois où on a marché ou parlé, même si les anciens (parents, grands-parents) nous l’ont parfois raconté. Mais il y a des tas de premières fois qui nous ont marqué : dans mon cas, la première crêpe que j’ai fait cuire en 1952, mes premières vacances chez ma tante en juillet-août 1952, la première cueillette de mûres en septembre 1952 et les confitures qui en ont suivi, le premier roman que j’ai lu (Delph le marin, de Paul-Jacques Bonzon, 1955), ma première histoire d'amour à même pas dix ans la même année, ma première nuit d’internat en dortoir (1er octobre 1956), mes premiers grands films d’adulte vus pendant l’année scolaire 1956-1957 (au cinéma en ville La reine Margot, avec Jeanne Moreau, le péplum L’Égyptien, au ciné-club du lycée Les Nibelungen de Fritz Lang ou Les visiteurs du soir de Carné, entre autres), mes premiers matchs de foot à la télé pendant la coupe du monde de 1958, la première fois où j’ai chanté dans un chœur (été 1963), ma première année loin des parents (1964-65), la première fois que j’ai pris l’avion (1969), et d'autres premières fois plus "intimes", etc. Tout cela remonte, et bien d’autres choses encore ; question : tout le monde est-il comme moi, submergé par les réminiscences ?
 
Il m’arrive de parler assez souvent de mes films "anciens", et surtout de ceux vus pendant cette fameuse année 1956-1957, où, pensionnaire au Lycée Victor Duruy de Mont de Marsan, je découvrais le cinéma en ville (les jours de pluie, les pions nous emmenaient au cinéma, ils choisissaient des films à leur goût, qui parfois ne convenaient guère à des enfants aussi jeunes que je l’étais, ainsi Les mauvaises rencontres d'Alexandre Astruc, que j'ai heureusement revu au Festival de La Rochelle en 2012) et au lycée, où un professeur d’histoire organisait un ciné-club hebdomadaire. On regardait dans un cas les films de l’année sortis en salle, et qui arrivaient dans nos trois petites salles de projection, L’Étoile, le Modern et le Royal. Dans l’autre cas, on apprenait l’histoire du cinéma au travers des grandes œuvres du patrimoine muet et parlant. Ça se passait le mercredi soir dans une salle spéciale du Lycée, on était assis sur des bancs, j’étais avec les petits (je devais mesurer dans les 1,25 m) au premier rang, j’entrais dans l’écran, je m’oubliais : entre chaque bobine (il n’y avait qu’un seul projecteur), la lumière se rallumait, un léger brouhaha s’installait, puis ça s’éteignait de nouveau, et je replongeais dans le ravissement.



Mon ami F., grand cinéphile, à qui j’ai souvent causé de tout ça, m’a fait le grand plaisir de m’offrir pour mon anniversaire (avec un peu d’avance) le DVD d’un film "invisible" que je n’avais jamais revu depuis 1956 : Le démon des eaux troubles (Hell and high water), du grand Samuel Fuller. Il s’agit d’un film datant de la guerre froide : un savant français (Victor Francen) subodore qu’une grande puissance étrangère (la Chine ?) fait des essais nucléaires dans une petite île du Pacifique Nord. Il disparaît, on croit qu’il a été enlevé par les "rouges" et serait passé de l’autre côté du "rideau de fer". En fait, il est embarqué dans une opération américano-japonaise : un sous-marin commandé par un vétéran de la guerre contre le Japon (Richard Widmark), doit suivre un cargo parti de Chine pour rejoindre l’île en question. On est alors en pleine guerre de Corée. Je n’en raconte pas davantage, il ne s’agit pas d'un grand film, mais d’un bon suspense de type BD, avec une très belle interprétation, de l’émotion, un brin d’amour. 
Bien évidemment, ce film m’avait laissé des traces, avec ses scènes sous la mer qui me fascinaient (même si mon ami A., plus terre à terre, m'affirmait, croyant que j'en perdrais l'émerveillement : "ils les ont tournées en piscine avec des maquettes"), et l’explosion atomique finale. Je l’ai visionné en v.o., je le regarderai une seconde fois en v.f. pour me remettre dans l’ambiance de l’époque où, bien sûr, à Mont de Marsan, tous les films étaient projetés doublés en français. J’ai d’ailleurs vu qu’une scène n’avait pas été doublée à l’époque, et je suis très curieux de savoir quelle scène avait pu être censurée pour la sortie du film en France. Assez curieusement, l’actrice Bella Darvi joue dans ce film, ainsi que dans L’Égyptien, film que j’ai vu la même année (film que j'adore et revu de nombreuses fois, à Paris en 1970, pendant mon année à l’École des bibliothèques dans une copie complètement décolorée, puis à la télé en 1975, puis quand il est sorti en VHS au début des années 90 et en DVD dans les années 2000, je l’avais même emporté sur le cargo en 2015) : je n’ai jamais vu cette actrice d’origine polonaise, qui eut une carrière brève, dans d’autres films !




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