lundi 5 décembre 2016

5 décembre 2016 : vieillir, dit-il



Reinier est soudain ému aux larmes. Incontinence émotionnelle, se dit-il, c’est la vieillesse, il ne faut pas que je me laisse aller, quelle horreur !
(Anna Enquist, Quatuor, trad. Emmanuelle Tardif, Actes sud, 2016)

On le sait, au cinéma comme en littérature, comme au théâtre, comme à l’opéra (et sans doute comme en amour et en amitié), on est placé en état de grâce ou on ne l’est pas. Ça tient aux moyens mis en œuvre par les réalisateurs, écrivains, metteurs en scène, tout autant qu’à le disposition d’esprit du spectateur, du lecteur ou de l’auditeur. Car l’état de grâce se mérite, et se prépare. Je repense à la magnifique réponse de Jeanne d’Arc à ses juges qui lui demandaient si elle croyait être en état de grâce : « Si je n’y suis, Dieu veuille m’y mettre, et si j’y suis, Dieu veuille m’y garder ». J’ai déjà dit combien j’essaie de me mettre en condition pour recevoir telle ou telle œuvre, par l’attente, par le silence, par l’espérance, et en prenant en compte ma part divine, si l’on veut. Car je me refuse à croire que l’être humain ne soit que matière.


Ce qui est sûr, c’est que Louise en hiver, le nouveau dessin animé de Jean-François Laguionie, m’a mis en état de grâce, d’apesanteur, par sa beauté graphique, le jeu des couleurs et des ombres, l’intelligence de son scénario et la finesse des paroles entendues, la délicatesse et la virtuosité des mouvements, le mélange de rêve et de réalité. Cette vieille dame, Louise, qui a attendu le dernier moment pour quitter sa villégiature de bord de mer, voit le train lui filer sous le nez : or, c’est le dernier avant l’été prochain. Pendant les neuf autres mois, la station balnéaire est un désert où Louise, isolée du reste du monde, va devoir inventer sa vie. Comme Robinson, elle va se construire une cabane dans les dunes, se trouver un Vendredi en la personne d’un chien errant qu’elle va adopter (à moins que ce ne soit lui qui l’adopte). Et elle va rêver, beaucoup : à son enfance d’abord, pendant la guerre, à sa camaraderie avec un garçon (mais elle-même était un garçon manqué). Elle va soliloquer, c’est le privilège de la solitude, du grand âge aussi, et parfois on pense à Madeleine Robinson dans Oh les beaux jours de Beckett. Mais aucune récrimination, aucune amertume, c’est la vie, voilà tout. Et jamais elle ne va se départir de sa gentillesse, de sa malice, de sa sérénité.
Il y a là comme un miracle de simplicité ; le film ne raconte presque rien, mais il nous dit tout : la vie, l’amour, le vieillissement, la joie, le mystère, l’étrangeté, l’aventure, l’amitié, le temps qui passe, la mort. Et la mer, omniprésente, le sable, les mouettes, les crabes... C’est ce qui rend ce film aussi modeste qu’ambitieux : il dépasse de très loin la catégorie film d’animation et se hausse sans effort au niveau des meilleurs Miyazaki, auquel on pense par moments. L’humour, l’émotion, l’imaginaire se marient ici très harmonieusement : le côté vieillot de l’image correspond à l’âge du personnage principal, et ce qui est extraordinaire, c’est que, comme tous les grands films (ou les grandes œuvres d’art), Louise en hiver nous pousse à imaginer au-delà de ce qu’on voit. Du grand art.



Il se trouve que je venais de lire un magnifique roman qui traite aussi de la vieillesse : le très beau Quatuor de la Néerlandaise Anna Enquist. Nous avons rencontré cette dernière, Mathieu et moi, à la Bibliothèque du quartier, lors d’une animation de Lettres du monde. Et nous n’avons pas perdu notre temps, malgré la barrière de l’interprète : la romancière, née en 1945, nous a séduits. J’ai acheté dans la foulée son dernier roman traduit en français, dont elle avait parlé avec suffisamment de force pour m’appâter.
Quatuor se passe à Amsterdam, mais la ville n’est jamais nommée, et dans un futur proche. Nous suivons l’aventure d’un quatuor amateur, amis de jeunesse : le couple Caroline, médecin (violoncelle) et Jochem, luthier (alto), qui ont perdu leur deux garçons dans un accident de car scolaire et ne s’en remettent pas ; Heleen, infirmière (deuxième violon) et Hugo (premier violon) complètent le quatuor. Ce dernier est directeur du centre culturel qui fut prestigieux, mais n’est plus qu’une coquille vide, en attendant d’être vendu aux Chinois. Car selon les autorités, plus personne ne s’intéresse à la musique classique. Hugo vit dans une barge sur un canal et accueille un jour par semaine sa petite fille âgée de trois ans : c’est là que tous quatre se retrouvent pour jouer Mozart, Schubert ou Dvořák, dont ils décortiquent les quatuors. Mais il y a aussi Reinier, l’ancien soliste virtuose qui donne encore des leçons à Caroline, vieillard déchu vivant dans la hantise de devenir handicapé et d’être envoyé dans les mouroirs que sont les maisons de retraite. Et autour d’eux, la ville, avec ses immigrés, dont le jeune Djamil qui rend service à Reinier et, en toile de fond, la corruption des élites municipales et le procès en cours d’une grande affaire criminelle. 
Le futur décrit est décourageant : la culture est devenue un privilège, se soigner nécessite de passer par des assurances privées, et vieillir est une catastrophe qu’on cherche à cacher : "Demander de l’aide, comme si c’était facile ! Tu t’entends un peu ? Demander de l’aide, ça veut dire admettre qu’on n’est plus capable de se débrouiller seul. Le dernier arrêt avant la fin". Dans ce monde devenu presque inhumain, et si proche du nôtre, une sorte de Meilleur des mondes, il ne fait pas bon vieillir : on se débarrasse des vieux dans des mouroirs où on pratique allègrement l’euthanasie. Peu à voir avec le côté presque enjoué de Louise en hiver, mais le roman est très fort, subtil, bien que désespéré et on a envie d’aller jusqu’au bout, d’autant plus que le fin, haletante, est digne d’un thriller.

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