lundi 30 janvier 2017

30 janvier 2017 : "La la land" ou le rendez-vous manqué


le bonheur, c’est autre chose. Il ne se voit pas tout de suite aux yeux des hommes, comme le bien-être aux fenêtres des maisons. Il ne se voit qu’à la longue, il ne se voit pas souvent, il ne se voit presque jamais.
(Octave Mirbeau, La 628-E8, Fasquelle, 1907)

J’attendais beaucoup de ce film, La la land : la résurrection d’un genre que j’affectionne énormément, le musical américain. Le rendez-vous avec le genre sera pour une autre fois. Oh, le film ne démérite pas totalement. Il y a même deux belles scènes, celle du début, sur l’autoroute surchargée, le ballet des automobilistes immobilisés, et à la fin, la scène onirique du ballet "parisien" sur fond de toiles peintes (hommage à Vincente Minnelli et à Tous en scène et Un Américain à Paris, aussi bien qu’à Jacques Demy et aux Demoiselles de Rochefort). Entre les deux, je me suis copieusement barbé, j’ai bâillé x fois à me décrocher la mâchoire. La faute à quoi ?

D’abord un scénario assez faible, ensuite des personnages trop peu caractérisés pour qu’on s’y intéresse, une action assez mollassonne, des chansons trop rares (et qu’on ne retient pas) et des parties dansées globalement insuffisantes. Il ne suffit pas de faire bouger la caméra pour donner l’illusion de la danse. Il faut aussi un chorégraphe derrière. Et puis, les deux acteurs principaux sont très peu charismatiques : c’est simple, Emma Stone a un air de Marion Cotillard, qui n’a jamais brillé par son charisme, et Ryan Gosling se demande parfois ce qu’il fait là, surtout quand il chante. Et, comble de disgrâce pour une comédie musicale, l’histoire d’amour finit en eau de boudin.
Il ne suffit pas de faire allusion à James Dean (les héros vont au cinéma voir La fureur de vivre) pour que ça donne aux deux acteurs l’aura (qu'avaient James Dean et Natalie Wood dans ce film) nécessaire à faire vivre leur histoire dans La la land. On retiendra tout de même la mise en espace des scènes de cabaret et l’hommage au jazz. Dommage, j’aurais bien aimé dire du bien de ce film qui a un succès phénoménal. Mais on sait que les Français, qui n’ont jamais aimé les chefs-d’œuvre du "musical" américain au moment de leur sortie (peut-être tout simplement à cause des sous-titres à lire), ont commencé à faire un triomphe à certains films musicaux à partir de West side story, qui en fut le chant du cygne, et ont exulté devant La fièvre du samedi soir ou Flashdance, qui en signaient l’arrêt de mort sur le plan esthétique.
La faute incombe ici à une musique trop peu entraînante, à l’absence de chansons que l’on a plaisir à fredonner, à la carence de la chorégraphie, au manque de gaieté, d’émotion, et surtout de goût du bonheur, tous ingrédients indispensables dans le genre si l’on songe aux réussites que furent Chantons sous la pluie, Un jour à New York ou Brigadoon ? Je ne sais pas : j’attendrai cependant avec impatience le prochain film de Damien Chazelle, en lui souhaitant d’avoir un scénario plus consistant, et de faire appel à des chorégraphes confirmés et inventifs, à des acteurs et chanteurs plus envoûtants et porteurs de la grâce indispensable dans le genre.

dimanche 29 janvier 2017

29 janvier 2017 : Ubu toujours vivant !


Je regrette qu’à l’aune de l’implacable rapport de force actuel en faveur de l’ordre et du pouvoir d’une classe, les valets des "maîtres" ne connaissent du terme "négocier" qu’un seul sens : "Veuillez accepter ce que nous avons décidé qu’il adviendra de vous."
(Jean-Marc Rouillan, Je regrette, Agone, 2016)

Au moment où plusieurs graines d'Ubus se battent pour tenter de se présenter à la course présidentielle, je m’étonne qu’on ne lise plus tellement Alfred Jarry qui, avec sa série sur Ubu, nous remet les pendules à l’heure : oui, le goût du pouvoir est maladif, et les Ubus qui gouvernent le monde sont nombreux. 

Autrefois, Caligula à Rome, naguère Napoléon (tant admiré encore en France, alors que c’est sous son règne qu’a commencé l’abaissement de la France, en particulier à cause de sa folie guerrière) chez nous, plus récemment Staline, Hitler, Mussolini, Franco chez nos voisins, aujourd’hui les innombrables pantins d’Afrique, d’Amérique du sud, d’Europe ou d’Asie, parfois même élus, le dernier en date à ressembler à Ubu étant Trump. Je viens de lire Ubu cycliste (éd. Le Pas d’oiseau, 2008), qui regroupe les textes que Jarry, fervent vélocypédiste (il est paraît-il statufié sur sa bicyclette à Laval), écrivit sur la bicyclette : on peut y lire entre autres un assez long extrait du Surmâle, avec la course entre une quintuplette (cinq cyclistes sur une même machine) et une locomotive.
 
Ce qui me rappelle son théâtre et l’extraordinaire création d’Ubu roi, pièce représentée pour la première fois en 1896, que j’avais découverte au lycée sans doute en 1961 (imaginez le choc que ça m'a fait, par rapport au théâtre "classique" !), vue à la télévision (à sa grande époque, quand elle prenait des risques et faisait de la création) dans la version de Jean-Christophe Averty en 1965 (un dvd est paru en 2007) : Jarry y condamne par l’absurde l’avidité de ceux qui s’emparent du pouvoir et qui le gardent. En 1970, j’avais vu à Paris le spectacle de Jean-Louis Barrault, Jarry sur la butte, qui m’avait pareillement enthousiasmé. J’ai été étonné de voir que la pièce continue encore à faire scandale, si j’en juge par les commentaires désobligeants qu’elle a suscités sur les sites internet de critiques faites par des lecteurs. Personnellement, j’ai toujours trouvé Ubu roi superbe : Jarry m’a garanti à vie des excès dans l’exercice du pouvoir, notamment quand je me suis trouvé en situation de directeur ! Ou même quand je me suis trouvé époux, père de famille ou président d'association !

Et, comme les choses se touchent sans arrêt, voilà que je suis allé voir le beau film de Fanny Ardant : Le divan de Staline. Car, s’il y a quelqu’un qui semble avoir copié son comportement sur celui d’Ubu, c’est bien Staline, personnage imprévisible, quasiment asocial, incarné par un superbe Depardieu. Le "petit père des peuples" nous est montré vers la fin de sa vie, au début des années 50, faisant une cure de repos dans une maison de santé proche d'une forêt. Il est là avec sa maîtresse (Emmanuelle Seigner), entouré d’une nombreuse domesticité et d’une non moins nombreuse garde militaire, tous semblant vivre dans la peur de déplaire au tyran. Staline donc aurait acquis le célèbre divan de Freud et demande à sa maîtresse de faire la psychothérapeute et d’analyser ses rêves, qu’il lui raconte en s’allongeant sur le divan. 


Adaptant un livre de Jean-Daniel Baltassat, Fanny Ardant ne cherche pas à rendre clair le personnage opaque de Staline, instable et incompréhensible, mais s'intéresse aussi à la maîtresse, qui va être bousculée par les cauchemars du maître, ainsi qu’au jeune artiste Danilov (Paul Hamy, acteur que je découvre, excellent), invité pour préparer un futur monument à la gloire du despote sur la place Rouge. Fanny Ardant, dans ce huis-clos angoissant qu’est la maison de santé (j’ai pensé au château de Barbe Bleue), insiste sur la peur qui régit tous les comportements, chacun se créant une carapace (y compris Staline lui-même, qui se dissimule la vraie mort de sa femme) pour tenter de survivre. Tout le monde est surveillé et mis sur écoute, et finalement participe à sa manière à la survie du régime : l’angoisse est palpable, chez les domestiques, chez les militaires (un officier va être envoyé en Sibérie pour avoir proposé au tyran le visionnement de films qu'il juge petits-bourgeois, Staline signe un ordre d’exécution par balle dans la nuque d’une dizaine de non-conformes : mais "pas de gaspillage, une seule balle par nuque !"), on entend des bruits qui ressemblent à des cris de torturés (mais s’agit-il de renards, comme le dit un militaire ?). En tout cas, l’ambiance est forte, le grotesque côtoie le tragique, le spectateur est fasciné et se demande qui va manger qui, et comment.
Et on se dit que Jarry et Ubu ne sont pas loin.

jeudi 26 janvier 2017

26 janvier 2017 : Dalida ou les affres de la solitude


Catherine : C’est pas les sous qui font la richesse. c’est le contentement.
(Jean Giono, Lanceurs de graines, Gallimard, 1943)


Quand j’ai vu que sortait un film biographique sur Dalida, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à mon ami Igor, mort en 2013, et qui aimait tant cette artiste. Je suis donc allé le voir autant pour lui que pour moi. En vérité, je me suis aperçu que je ne connaissais presque rien de la vie de Dalida, ni même de ses chansons : sur la quinzaine de chansons qu’on entend dans le film (et que la réalisatrice a eu la bonne idée de placer souvent en voix off, pour ne pas nous gêner de voir l’actrice qui joue Dalida faire trop de play-back), je n’en connaissais qu’à peine un tiers, surtout des chansons des années 50 et 60, c’est-à-dire de mon enfance et de mon adolescence. Il semble qu’ensuite, je me sois orienté vers une chanson plus "culturelle" et ai snobé Dalida, qui s’est pourtant magnifiquement renouvelée en chantant par exemple, comme on voit dans le film, Je suis malade de Serge Lama ou Avec le temps de Léo Ferré, ou cette belle chanson que je donne en texte intégral à la fin de ma page.


N’en déplaise aux "petits marquis" qui font la fine bouche sur cette production (les mêmes qui s'extasient sur des nullités américaines), je ne me suis pas ennuyé un seul moment et j’ai trouvé le film intéressant. Son manque de succès vient de la paresse du grand public français : il est parlé en grande partie en italien (avec une scène en anglais et une en arabe), et donc il faut souvent lire des sous-titres, ce qui semble condamner ce genre de film ! Il est tout à fait honorable, et moins mélo que le Piaf d’il y a quelques années. C’est une sorte de méditation sur la solitude de l’artiste et sa recherche désespérée de l’amour (en témoigne la très belle chanson Il venait d’avoir dix-huit ans, que je ne connaissais pas, à écouter aussi sur youtube). 

Une chanson chantée dans le film et dont le texte me paraît fort juste, et la cinquième strophe, prémonitoire (paroles et musique de Sébastien Balasko et Daniel Faure) :

Pour ne pas vivre seul
On vit avec un chien
On vit avec des roses
Ou avec une croix

Pour ne pas vivre seul
On s’fait du cinéma
On aime un souvenir
Une ombre, n’importe quoi

Pour ne pas vivre seul
On vit pour le printemps
Et quand le printemps meurt
Pour le prochain printemps

Pour ne pas vivre seul
Je t’aime et je t’attends
Pour avoir l’illusion
De ne pas vivre seul

Pour ne pas vivre seul
Des filles aiment des filles
Et l’on voit des garçons
Épouser des garçons

Pour ne pas vivre seul
D’autres font des enfants
Des enfants qui sont seuls
Comme tous les enfants

Pour ne pas vivre seul
On fait des cathédrales
Où tous ceux qui sont seuls
S’accrochent à une étoile

Pour ne pas vivre seul
Je t’aime et je t’attends
Pour avoir l’illusion
De ne pas vivre seul

Pour ne pas vivre seul
On se fait des amis
Et on les réunit
Quand vient les soirs d’ennui

On vit pour son argent
Ses rêves, ses palaces
Mais on n’a jamais fait
Un cercueil à deux places

Pour ne pas vivre seul
Moi, je vis avec toi
Je suis seul avec toi
Tu es seul avec moi

Pour ne pas vivre seul
On vit comme ceux qui veulent
Se donner l’illusion
De ne pas vivre seul
Pour l'écouter : https://www.youtube.com/watch?v=xOpC0CU8dqY

mercredi 25 janvier 2017

25 janvier 2017 : danse sur les flots de la nuit de Reillanne


Nous naissons à la poésie par le contact physique et la lecture.
(Tomaž Šalamun, Poèmes choisis, Éditions Est-Ouest internationales, 2001)

Me voici donc revenu d’une de ces aventures qu’on ne trouve qu’assez rarement dans la vie : participer à une soirée poésie dont on n’est pas l’initiateur.
Nous sommes donc partis en voiture, Mathieu et moi, en traversant la France par le sud du Massif central, Bordeaux – Brive – Rodez – Florac – Le Collet de Dèze, petite ville cévenole où A. nous a accueillis pour la nuit. Le lendemain, passant par Alès, contournant Nîmes et Beaucaire, nous avons pris la route d’Apt pour rejoindre Forcalquier où nous attendaient Christophe et Kerilya, maîtres d’œuvre de la manifestation, chez qui nous devions aussi dormir. Étaient déjà arrivés Thibaud et Emma. Christophe est un artiste quadragénaire qui peint, fait des films, écrit et retape une vieille maison qu’il a acquise dans cette ville. Sa compagne fabrique et commercialise des baumes à partir des plantes locales. Thibaud était un des compagnons de Mathieu à l’École des beaux-arts de Grenoble, il écrit beaucoup (c'est un fan d'Une saison en enfer, de Rimbaud), sa compagne est étudiante en physique. Nous avons mangé assez gaiement, j’ai fait connaissance. 

dans une rue très pentue
  
Dans l’après-midi, je me suis baladé seul dans Forcalquier, histoire de prendre le pouls de cette petite ville qui fut autrefois un centre important de la Provence (capitale des comtes de Provence au XIe siècle, et une commune libre au Moyen âge. Elle est bâtie sur une colline que j’ai gravie jusqu’au sommet pour voir les restes de la Citadelle. En redescendant, j’ai admiré les maisons, les portes, les ruelles, je suis passé par la cathédrale, aperçu le cinéma d’art et d’essai qui propose une programmation alléchante et variée, lu des affiches qui montrent la qualité des activités culturelles de la ville, nantie de nombreuses galeries et ateliers d’art, et déniché le Vieux Temple protestant du XVIe siècle dont Mathieu m’avait parlé. Il paraît que les guerres de religion furent particulièrement féroces dans le coin !

la porte du vieux Temple protestant du XVIe

Au retour, j’ai trouvé Serge, un voisin sexagénaire, auteur de Phloèmes : il me montre le manuscrit qu’il a lui-même illustré, et se montre un blagueur impénitent : on ne s’ennuiera pas, avec lui, tout au long du voyage vers Reillanne. Puis nous prenons deux voitures pour nous rendre à Reillanne, à une vingtaine de km, où doit avoir lieu la soirée dans une ancienne chapelle devenue lieu d’animation municipal, non sans avoir empli les coffres de victuailles et de duvets, pour pouvoir éventuellement s’assoupir sur place. Un peu plus loin, nous récupérons Julien, autre artiste-écrivain, qui nous suit avec sa voiture (et son chien), car il ne connaît pas les lieux.
Il fait déjà nuit quand on débarque à Reillanne. La chapelle, très bien chauffée, nous accueille. Peu à peu, quelques autres personnes viennent. Maurin, par exemple, la libraire de Reillanne aussi, Charlotte et d’autres dont je n’ai pas retenu les noms. On installe le décor, un banc pour le diseur ou lecteur (mais qui peut aussi bien rester debout), des chaises pour les autres. Au fond, nous préparons l’installation de matelas et duvets. Sur une table, les victuailles et boissons. Vers 19 h, nous prenons une collation, puis la soirée commence, qui va se poursuivre jusque vers 4 h du matin. À tour de rôle, chacun(e) se lève comme il (elle) le sent, pour dire ou lire en principe ses propres productions écrites. C’est le jeune Thibaud qui commence dans une logorrhée verbale qui finit par fasciner : une trentaine de pages. Puis Maurin se lance – sans papier – dans un slam rageur (improvisé ou su par cœur ?). Serge poursuit avec une histoire d’amour. Puis, c’est Julien, la libraire...
J’avais préparé à Bordeaux cinq textes de Danse sur les flots, que j’avais commencé d’apprendre par cœur, mais dans l’après-midi, au retour de ma promenade dans Forcalquier, je ne les sentais plus et, rapidement, j’ai feuilleté le volume et sélectionné une quinzaine d’autres textes qui me parlaient davantage au moment présent. De plus, l’amie Odile m’avait dit jeudi que ce n’était pas forcément une bonne idée de réciter, qu’il valait mieux lire. Je pense m’en être assez bien tiré, je suis resté debout pour dire une douzaine, en fin de compte. J’étais plutôt content ; au café-poésie de Bordeaux en décembre, j’avais mal dit les poèmes choisis, sans doute par manque de préparation. Là, on sentait, je pense, un souffle qui passait. J’ai donné le livre à la libraire, lui disant d’essayer de le mettre dans sa librairie et de le vendre.

Thibaud dans sa partition
 
Et la nuit a continué, avec des hauts et des bas. Dans ce genre d’auberge espagnole, on aime certains textes, on en aime moins d’autres. Ce n’est pas seulement une affaire de qualité littéraire ou de lecteur, c’est que l’esprit peut se disperser. Vers 1 h du matin, je suis allé m’étendre dans le duvet. Je n’ai pas pu m’endormir, car les textes continuaient, que j’écoutais peut-être avec plus d’attention dans cette position, les yeux fermés. Quelqu’un, une femme, a lu des textes de Jules Mougin, le facteur-poète (que je connais, car l'ami Edmond Thomas, éditeur de Plein chant, l'a publié dans la belle collection Voix d'en bas) : ce n’était pas prévu au programme. Mais, après tout, pourquoi ne pas accueillir, outre des auteurs venus d’ailleurs (comme moi), des auteurs disparus ? Je me suis relevé, et la soirée s’est achevée dans des discussions amicales. Vers 5 h du matin, après avoir rangé la chapelle, nous repartions vers Forcalquier, où nous nous sommes de nouveau couchés jusque vers 10 h. Je crois que la nuit a été filmée et le son enregistré.
Ça faisait une bonne dizaine d’années que je n’avais pas passé de nuits blanches : c’était l’été, pendant mes stages de qi gong, donc en plein air. Je me suis rappelé aussi la nuit magnétique, lyrique, des 100 km de Millau en 1978, où j’ai accompli les soixante derniers km sous la nuit étoilée. Plus éloignée encore, la nuit blanche de l’hiver 1964, où m’étant attardé avec une copine au-delà de l’heure de fermeture de ma pension d’étudiant (dont je n’avais pas de clé), après avoir en vain essayé de réveiller quelques collègues endormis en jetant du gravier sur leurs volets, j’avais dû errer dans les rues de la ville, par un froid glacial, jusqu’à la réouverture des portes à 6 h du matin.
Ici, la nuit et la poésie se sont superbement mariées avec l’amitié, j’ai atteint l’état second qui m’arrive parfois quand je me sens extraordinairement bien, léger comme un ange, volant comme dans mes rêves au-dessus des maisons endormies. Nous étions en Provence, il faisait bien moins froid qu’ici, je dansais sur les flots de la nuit...




lundi 23 janvier 2017

23 janvier 2017 : J'ai l'espoir de rencontrer des cyclothécaires heureux


D’ailleurs, comment décerveler un géant avec un bouchon de carafe ?
(Alfred Jarry, Les jours et les nuits, Mercure de France, 1897)

On le sait, Alfred Jarry fut un cycliste aussi phénoménal que farfelu (de la même manière qu’il fut écrivain), et l’on trouve dans ses livres de quoi alimenter le lecteur cycliste qui sommeille en nous. Il faut le reconnaître, à l’âge de l’automobile triomphante, de l’avion incontournable, des fusées et des stations spatiales, des nouvelles technologies et de l’internet qui nous attaquent de toutes parts, il est assez ubuesque de continuer à faire de la bicyclette, surtout quand on a atteint comme moi, l’âge presque canonique de 71 ans, et de préférer le vélo à l’auto par exemple. Il est tout aussi ubuesque de continuer à lire des livres ou de travailler dans ce secteur, qui semble condamné par d’aucuns à disparaître bientôt sous l'avalanche des smartphones et autres appareils de communication.

 
Et pourtant, il y a encore de joyeux farfelus, qui lisent et travaillent en bibliothèque (en voilà une drôle d'idée), qui se déplacent aussi à bicyclette (et celle-là donc ?) et qui ont eu l’idée assez saugrenue de créer une sorte d’association internationale intitulée Cyclo-biblio, destinée à unir les deux. Nos commères et compères donc, depuis quelques années, organisent une randonnée cycliste d’une semaine réservée (?) aux bibliothécaires amateurs de la petite reine et qui permet de joindre l’utile (visiter des bibliothèques et constituer une armada de collègues pacifiques) à l’agréable (muscler jambes et cuisses, oxygéner le cerveau et cultiver l'amitié).
J’ai cru bon de proposer ma candidature cette année, et j’ai le grand plaisir de n’avoir point été refusé ! Il faut dire que le programme cycliste (tour du lac de Genève) et le programme touristique m’a paru alléchant : malgré mon âge avancé, je n’ai encore jamais mis les pieds en Suisse. Il faut bien un commencement à tout. 

caricature du cyclo-lecteur
 
Le fait d’avoir été pendant quelques années, de 2007 à 2010, un cyclo-lecteur (accomplissant des randonnées à bicyclette assorties de lectures à haute voix), m’a fait voir d’un œil amusant de jeunes collègues (tout collègue en activité est jeune par définition, pour moi) essayer de combiner l’exercice physique, la joie de l’amitié professionnelle, le désir de sortir des sentiers battus, et sans doute la passion de porter la culture du livre à un point d’incandescence, de les voir donc avec beaucoup d’intérêt se lancer dans cette aventure qui, semble-t-il, prend de l’ampleur d’année en année.
Qu’on se le dise donc, je serai du 18 au 24 juin prochains, en train de tournicoter autour du lac Léman. Et je me propose même d’en faire ma randonnée de cet été, et donc de prendre le chemin des écoliers pour m’y rendre, en passant par l’Aveyron, l’Hérault, l’Ardèche, les Alpes de Haute-Provence, l’Isère : j’y mixerai le train avec le vélo pour raccourcir les distances, je rencontrerai au passage de la famille ou des amis, aussi bien que des inconnu(e)s par le biais des sites d'accueil de randonneurs Couch-surfing ou Warmshowers, et j’arriverai, s’il se peut, en bonne forme physique pour affronter l’épreuve qui nous attend là-bas.
Vive Cyclo-biblo, vive le vélo, vivent les livres et vive la vie, qui nous permet de telles réjouissances !

C'est le moment de rappeler mon livre relatant mon expérience de cyclo-lecteur (Geste, 2009)
toujours en vente




mardi 10 janvier 2017

10 janvier 2017 : Neruda : retour au cinéma


Vous allez demander : et où sont les lilas ?
(Pablo Neruda, L’Espagne au cœur)

À marquer d’une pierre blanche : j’ai pu enfin aller au cinéma en 2017. Je n’y étais pas retourné depuis avant Noël 2016. En dehors de mes voyages en cargo, un tel délaissement du cinéma est assez rare, puisque j’y vais au moins deux à trois fois par semaine, et souvent pour voir plusieurs films à la suite, habitude que j’ai prise (non sans mal) dans les festivals de cinéma !
J’avoue n’avoir que peu d’intérêt pour les films biographiques, sauf lorsqu’ils offrent un point de vue de vue sur le personnage : ex. : La prise du pouvoir par Louis XIV, de Rossellini,1967).Ici, ce qui m’a plu, c’est que le film ne décrit qu'un épisode de la vie de Neruda, en 1948 : sa fuite  en Argentine, pour échapper à l’arrestation de tous les communistes et syndicalistes chiliens ordonnée par le gouvernement de droite dirigé par Gabriel González Videla (précurseur de Pinochet, je n’en sais rien, en tout cas, à la remorque des USA ou sur leur ordre, comme toujours en Amérique latine, encore aujourd'hui, où les USA étranglent le gouvernement vénézuelien, coupable d'indocilité). Ce qui m’a diantrement intéressé, c’est que le sénateur Neruda est poursuivi par un policier obstiné, l’inspecteur (ou commissaire, on ne sait pas trop) Oscar Peluchonneau (joué par l'excellent Gabriel García Bernal), dont on subodore qu’il n’existe que dans l’esprit de Neruda : il est décrit par un autre personnage comme  moitié abruti, à moitié con."

Peluchonneau, l'homme à la moustache = le policier traqueur
 
Avis aux admirateurs de Neruda (mais on sait que pour tous les écrivains, l’homme et l’œuvre sont deux choses parfois éloignées) : le Neruda, défenseur du peuple et des travailleurs, en prend un coup. On le voit participer à des partouzes et fréquenter assidûment les bordels, il se montre comme un monstre d’égoïsme et de satisfaction. Mais pourquoi vouloir en faire un saint ? Simplement, on est ici dans la subjectivité du policier, anticommuniste primaire. Peluchonneau est aussi bien une invention de Neruda, que le Neruda décrit par Peluchonneau n’est que l’invention d’un flic assez réactionnaire (mais qui cependant a lu Neruda) (et peut-être invention de Neruda lui-même, décidé à déboulonner sa propre statue), et qui espère être celui qui arrêtera le communiste le plus recherché de son pays. Au fond, Neruda eut été ravi d'être arrêté !
On est donc dans un film en trompe-l’œil, en miroir, en abyme, donc dans un récit complexe qui demande la réflexion du spectateur. Sans être dans l'enthousiasme absolu, je suis allé jusqu’au bout, et ça m’a tout bonnement donné envie de relire Neruda, notamment le Chant général (Canto general), que je n'ai lamais lu, et dont les poèmes très virulents apparaissent dans le film ! On comprend comment les fachos de l’époque ont tenté d’éliminer un tel poète, car, visiblement, le peuple chilien prenait goût à ses poèmes !

Comme tout écrivain, même si j'en suis un très modeste, je passe mon temps dans la vie à imaginer la vie des personnes que je rencontre ou que je côtoie : c'est dire que si ce film m'a intéressé (j'ai préféré presque tous les autres films de Pablo Larrain que j'ai vus), c'est par ce point de vue de l'écrivain qui est au centre du film !
 

lundi 9 janvier 2017

9 janvier 2017 : contre le délit d'humanité


En haut, le même exubérant désir de savoir, le même insatiable bonheur de découvrir quelque chose, l’identique monstrueuse sécularisation ; à côté, on erre à l’aventure comme un vagabond sans patrie, on se presse avidement à des tables étrangères ; c’est une frivole apothéose de l’actualité ou une indifférence aveugle et blasée...
(Frédéric Nietzsche, L’origine de la tragédie)

Mon médiocre état de santé actuel ne me permet pas d’écrire quelque chose de valable. Aussi vais-je me contenter de vous proposer un article paru dans Le Temps, quotidien édité à Lausanne, et qui se réfère au mythe d’Antigone, aussi bien qu’aux figures de Gandhi et de Mandela pour prôner la désobéissance civile. Rappel qui me semble salutaire au moment où on peut être poursuivi en justice pour aide aux migrants en situation illégale, comme Cédric Herrou. Délit d’humanité en somme ! Je rappelle aussi qu’aux temps de l’auto-stop, je n’ai jamais demandé aux personnes que j’ai embarquées leurs papiers d’identité !
L’article reproduit l’appel de 55 enseignants des universités de Suisse romande, qui sont l’honneur de leur profession et auquel je souscris à 100 %.

La légalité est-elle toujours légitime? Relire Antigone
 
55 enseignant-e-s des universités romandes de Lausanne, Fribourg et Genève se dressent contre une loi à leurs yeux injuste en matière de renvois de demandeurs d’asile.
La légalité est-elle toujours légitime ? Les autorités vaudoises répondent par l’affirmative, ou du moins utilisent cet argument pour délégitimer le Collectif R et le débouter dans ses demandes répétées de rendez-vous pour discuter du sort des migrants qu’il protège.

 
Le Collectif R prône la désobéissance civile

Il est vrai que le Collectif R revendique publiquement de désobéir à la directive européenne des renvois Dublin. Pour autant, revendiquer sa désobéissance est un acte politique, et non délinquant. L’adéquation de la loi au droit est un vieux problème. Ce n’est pas la première fois que des citoyen-ne-s se dressent contre une loi injuste, telle la figure tragique d’Antigone contre le roi Créon. Suite à des attentats anarchistes, des «lois scélérates» virent le jour en France à la fin du XIXe siècle, limitant la liberté de la presse, restaurant le «délit d’opinion» et violant la présomption d’innocence. Les socialistes Jean Jaurès et Léon Blum en furent les opposants acharnés, arguant de l’inadéquation au droit de lois bien peu républicaines. 
 
L’écart entre la loi et le droit

C’est ce même écart entre la loi et le droit que faisait valoir Pierre Bühler, professeur émérite de l’Université de Zurich, sur le plateau de la RTS 1, lors de l’émission «Faut pas croire», le 12 novembre 2016. Face à lui, le Conseiller d’Etat Vaudois Philippe Leuba était arcbouté sur la défense de la Loi, présentant son rejet comme le règne de l’arbitraire. Plusieurs articles inscrits dans la nouvelle Loi sur l’asile, acceptée à l’occasion du référendum du 6 juin dernier, ne sont pourtant pas légitimes au regard des droits fondamentaux inscrits dans la Constitution de ce pays. Les articles 7 à 12 de la Constitution fédérale prévoient expressément de défendre le droit de tout être humain présent sur le territoire national à la dignité humaine, à une protection de la bonne foi contre l’arbitraire, à la liberté personnelle, à l’intégrité physique et psychique, à la liberté de mouvement, enfin à une aide dans des situations de détresse. 
 
La Suisse applique la loi avec extrême rigueur

Parmi les pays européens signataires des Accords de Schengen, le gouvernement suisse est celui qui applique avec le plus de rigueur les renvois prévus au titre des accords de Dublin III (renvoi des demandeurs d’asile dans le premier pays d’accueil). Or rien ne l’y oblige, puisque ces accords offrent une clause de souveraineté. Ces renvois Dublin mettent les personnes dans des situations de précarité parfois dégradantes, de limitation des libertés et de détresse humaine, physique, morale et psychologique. La loi s’interprète. Avoir une interprétation rigoriste, formaliste, implacable et déraisonnable du renvoi conduit à des situations inhumaines. 
 
Les figues illustres de Gandhi et Mandela

Les objecteur-e-s préfigurent souvent la loi, comme les objecteur-e-s de conscience ont permis l’avènement du service civil en Suisse en 1990. Comme ces femmes qui avouèrent publiquement leur avortement, avant la légalisation de ce dernier en France, puis au niveau confédéral suisse, en 2002. Des figures illustres, comme Gandhi ou Mandela, se dressèrent également contre les lois indignes d’une démocratie à l’encontre d’une partie de la population. Il arrive que des oppositions minoritaires préparent la légalité et le droit ultérieurs, voire deviennent les pouvoirs législatifs et exécutifs de demain. 
 
Le cas de Paul Grüninger

Tel ne fut pas le cas cependant pour Paul Grüninger, le commandant de la police cantonale de Saint-Gall, révoqué en 1939 pour avoir encouragé l’entrée illégale de réfugiés juifs en Suisse. Condamné en 1940 pour manquements aux devoirs de sa charge et falsification de documents, il n’était qu’un pionnier en somme, puisqu’en juillet 1944 le gouvernement suisse reconnut aux Juifs le statut de réfugié politique… Pourtant, Paul Grüninger, lui, ne sera réhabilité par la justice qu’en 1995 et par la police saint-galloise qu’en août 2014. Une démocratie peut manquer à ses devoirs, émettre des lois fautives. Elle peut même armer de pied en cap une dictature militaire : de 1940 à 1944, 80% des exportations d’armes suisses étaient alors destinées aux puissances de l’Axe. Si l’argent n’a pas d’odeur, la limitation des libertés est malodorante.
«L’Allemagne» a bien changé, c’est son gouvernement qui a accueilli récemment le plus de réfugiés en Europe. Donnant raison à un réfugié érythréen qui s’opposait à son refoulement, les juges allemands de Darmstadt ont estimé le 4 mai 2016 que les migrants risquaient de se retrouver en Italie «privés de toit et de prestations de base et par conséquent de vivre dans une extrême pauvreté». 
 
L’appel des 55

Il revient aux bien nommés êtres humains présents sur le territoire national de rappeler leurs droits aux représentants élus, eux qui sont censés faire respecter l’esprit autant que la lettre de la Constitution. Nous, 55 enseignant-e-s des universités romandes de Lausanne, Fribourg et Genève, nous leur apportons ici notre plein soutien.
Ivan Sainsaulieu et les 54 signataires qui suivent: Jean-Philippe Antonietti, Jean Batou, Irene Becci-Terrier, Mounia Bennani-Chraïbi, Catherine Brandner, Pierre-Yves Brandt, Claude Calame, Sébastien Chauvin, Antoine Chollet, Alain Clavien, Alain Clémence, Valérie Cossy, Joëlle Darwiche, Jacques Dubochet, Olivier Fillieule, François Gauthier, David Giauque, Stéphanie Ginalski, Gaële Goastellec, Philippe Gottraux, Jean-Christophe Graz, Sébastien Guex, Pierre-Emmanuel Jaques, Remi Jolivet, Philippe Junod, Rahel Kunz, Eléonore Lépinard, René Levy, Olivier Lugon, Dave Lüthi, André Mach, Martino Maggetti, Silvia Mancini, Fabien Ohl, Francesco Panese, Cécile Péchu, Christiane Perregaux, Marc Perrenoud, Fabrice Plomb, Francesca Poglia-Mileti, Julie Pollard, Hugues Poltier, Stefanie Prezioso, Jean-Bernard Racine, Raphaël Rousseleau, Monika Salzbrunn, Janick Schaufelbuehl, Agnieszka Soltysik-Monnet, Muriel Surdez, Michel Thévoz, Nelly Valsangiacomo, Bernard Voutat, Anne Katrin Weber, Grégoire Zimmermann.