mercredi 19 avril 2017

19 avril 2017 : vieillir ! quelques réflexions...


Chaque jour maintenant je m’enseigne à mourir.
(Marcelle Delpastre, Le chasseur d’ombres et autres psaumes, Éd. dau Chamin de Sent Jaume, 2002)



Rassurez-moi, je ne dois pas être le seul en France à recevoir des courriers et des mails de diverses administrations (mairie) ou services (pompes funèbres, résidences pour seniors, mutuelles, croisières, vacances, banques, etc.). Avec internet, tout le monde sait notre âge, nos goûts, nos intérêts...
D'où l'intérêt de se déconnecter comme je le fais chaque fois que je pars en vadrouille à pied, à vélo, en bus, en train ou en cargo... Je n'ai, Dieu merci, pas de smartphone, ce qui m'oblige à demander mon chemin (obligeant tel ou telle à enlever ses "chers" écouteurs : - Vous disiez ?), à regarder des cartes IGN - GPS connais pas, et je continuerai à m'en passer-, à accueillir les rencontres comme elles se présentent (suffit souvent d'un sourire), à lire (nom de Dieu, que c'est ringard), à baguenauder, bref à vivre pleinement... Tant que j'ai des jambes pour marcher ou pédaler et des yeux pour voir, des oreilles pour entendre et un nez pour sentir les parfums, une bouche pour apprécier les nourritures terrestres et un esprit pour les nourritures spirituelles, toutes choses qui ne passent pas par cette prothèse que tant de gens gardent précieusement dans leurs mains, parfois même sous leur oreiller (Mon Dieu, qu’arriverait-il si soudain, ça disparaissait ? Je me souviens de la scène assez cruelle de Carnage, le film de Polanski, où la femme de l’avocat, lasse de voir son mari sans cesse collé à son cher appareil, le lui prend des mains et le balance dans l’eau du vase de fleurs, et le mari aussi s’effondre et se met à pleurer !) ...
Et on reçoit aussi avec le courrier papier (snail mail, courrier escargot, comme disent les anglophones) dans notre boîte aux lettres concrète (en chair et en os, en quelque sorte), des documents de toute sorte qui, sans être des publicités (auquel cas, ça ne passerait pas, du moins dans ma tour-bunker) qui, sous l'apparence de lettres donc, nous incitent aussi à acheter du vin et du Champagne pour les fêtes (à croire que les fameux seniors passent leur temps à faire la fête !), à assurer nos descendants, nos chiens et nos chats, à découvrir l'âme-sœur, à faire des dons et legs à des flopées d'associations caritatives, à voir du côté des plantes pour améliorer sa prostate, sa vessie, son cœur ou ses prouesses amoureuses, à installer une douche très sophistiquée ou un monte-escalier, etc...
Bref, de temps en temps, on est si ravi de trouver une carte postale ou une vraie lettre qu'on se dit qu'on a de la chance : mais n'y a-t-il pas une erreur, le facteur ne s'est-il pas trompé ? Est-ce bien pour moi, cette chose archaïque que nos petits-enfants ne connaissent plus, habitués à biberonner devant leurs écrans depuis leur plus jeune âge (on les prive de leur enfance, les malheureux, on les suit à la trace, finis le chemin des écoliers et l'imagination vagabonde...).
De toute façon, il y a toujours plus vieux que nous. Et souvent en grande difficulté, qu'ils vivent encore chez eux, seul(e)s ou dans des résidences pour personnes âgées. Surtout quand l'âge les a marqués (col du fémur cassé, maladies diverses) et qu'ils ne peuvent plus sortir. Car alors là, ça peut être dur : qui va rendre visite à des amis nonagénaires ? Qui a envie de se voir dans le miroir de son futur ? Beaucoup sont dans la très grande solitude. On me dit qu'ils radotent, qu'ils ratiocinent : peut-être, mais pas plus que les hommes politiques et les experts ou stars à la radio et à la télé. Et au moins, eux, ils sont humains ! Ils sont ce que nous sommes.
J'ai toujours aimé les "vieux". J'en ai rencontré tant dans ma vie, de ces fortes personnalités qui ont plein de choses à nous apprendre, ne serait-ce qu'à renouer le fil de l'Histoire avec un grand H, à ne pas vivre dans l'instantanéité perpétuelle, à ne pas oublier d'où nous venons. Je pense à ma grand-mère, maternelle bien sûr, qui vivait chez nous et qui m'a appris à vivre, à ce vieux paysan gersois, auteur de quelques livres émouvants et très réussis, à la vieille dame de Montmorillon et au voyage initiatique qu'elle me raconta avoir fait avec son grand-père à l'âge de seize ans à travers l'Europe et la Méditerranée des années 30 (« Quand je suis revenue, me dit-elle, j’ai su que je n’aurais plus jamais peur de ma vie »), à mes vieux amis poètes de Poitiers qui ont l'âge de mes parents (qui, eux, sont morts) et que j'aime infiniment, tant ils m'apportent la paix intérieure (ils me surnomment le "gamin !"), à la globe-trotteuse rencontrée sur un cargo et qui m'a appris à voyager léger, à la sœur de lait d'Henri Bosco qui devait bien avoir 90 ans, rencontrée lors de vacances à vélo parce que n'ayant plus d'eau, nous avons frappé à sa porte, qu'elle nous a accueillis, ma femme et moi, et nous a raconté sa vie, on y a passé l'après-midi, et à toutes ces rencontres étonnantes que j'ai faites au hasard de mes pérégrinations, en France ou à l'étranger.
Ne nous laissons pas embobiner par ces prétendues invitations "spéciales seniors" et trouvons par nous-mêmes ce que l'on désire : les rencontres "en vrai", en faisant confiance au hasard, au pouvoir du regard, de la parole, du toucher aussi (chaque fois que j'allais la voir, ma mère, à 88 ans, me disait : "serre-moi fort dans tes bras, tu sais, je n'ai plus personne qui me touche !"), de la musique et de la littérature (le plaisir de lire à haute voix à ceux qui ne peuvent plus lire, ce qui était le cas de ma mère, atteinte de DMLA, ou qui est le cas des tout-petits ne sachant pas encore lire).
Ayons l'âme enchantée, pour reprendre l'expression du beau titre de Romain Rolland. Le monde sera meilleur... 


Et, si j'ai repris en exergue le beau vers de Marcelle Delpastre (tiré de Montaigne, d'ailleurs), c'est parce que s'enseigner à mourir, c'est s'enseigner à vivre, tout simplement. 
 

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