vendredi 21 juillet 2017

21 juillet 2017 : trois âmes fortes


Dans le pire des cas, j’ai été heureuse pendant quarante-huit ans ; il y en a tant qui n’arrivent pas à l’être pendant quarante-huit heures dans toute une vie.
(Miguel Delibes, Dame en rouge sur fond gris, trad. Dominique Blanc, Verdier, 1998)


J'aime bien les romans ou les films qui nous présentent des âmes fortes, de celles qui peuvent nous aider à vivre, à nous dire que tout n'est pas perdu, et qu'il n'est pas encore temps de boire la ciguë !


Prenons Lazare Tcherkowitz, par exemple. Il a treize ans, il est juif, il est réveillé au petit matin par la police qui cerne l’immeuble où il habite, en ce mois de juillet 1942. Sa mère l’enferme dans un cagibi, avec interdiction de bouger et de faire du bruit : grâce à elle, il va échapper à la police française (hé oui, Mme Le Pen) qui opère la grande rafle dite du Vél’ d’hiv’ et sauver sa peau. Encore lui faut-il sortir de l’immeuble pour échapper à la vigilance des gardiens, pétainistes et antisémites farouches. Mais enfin, il y arrive, il erre dans Paris, sans un sou en poche et finit par atterrir au cimetière du Père Lachaise dans le soir tombant : il a faim et soif, mais est sûr au moins que les morts ne sont pas antisémites ! Il a la chance de tomber sur Fernand, un titi parisien illettré, de deux ans plus âgé, né sous une moins bonne étoile que Lazare, et contraint à survivre d’expédients. Laz’ a réussi à sauver un livre, Le secret de Brech’Helien qu’il connaît par cœur pour l’avoir lu plusieurs fois, et qu’il s’empresse de raconter à Fernand, et qui narre l’histoire d’un corsaire français (un peu pirate) du XVIème siècle qui a volé le trésor que Cortès renvoyait au roi d’Espagne, et dont il aurait conservé le diamant noir du dernier empereur aztèque dans la crypte du château où il a été enterré. Les deux garçons rêvent de récupérer ce trésor, car Laz’ connaît le village de Brech’Helien, c’est là qu’il passait ses vacances avant-guerre. Au petit matin, ils tentent de revendre à la sauvette les fleurs mortuaires fraîchement déposées sur les tombes, mais sont dénoncés par la fleuriste. Ils sont embarqués et condamnés pour vol et recel à être envoyés à la colonie pénitentiaire pour jeunes délinquants et orphelins de Belle-Île en Mer, véritable bagne, où les gardiens, sadiques et prévaricateurs, laissent les jeunes crever de faim pour revendre au marché noir la viande et les bonnes choses. Fernand et Lazare s’épaulent l’un l’autre, dans ce milieu hautement insécurisé, où règne la loi du plus fort, où les plus petits servent d’objets sexuels (les gironds) aux plus âgés (les marles), l’administration fermant les yeux. Les nazis voulant récupérer le camp, les jeunes sont embarqués dans un train pour être conduits à Mettray, autre bagne d’enfants (rendu célèbre par Jean Genet). Les bombardements bloquent le train, et chacun sauve sa peau comme il peut. Laz’ en profite pour filer à pied vers la Bretagne et Brech’Helien, où il est fort mal reçu par le patron de l’hôtel où il venait en vacances. Mais Marion, la nièce du patron, le protège... Je n’en raconte pas plus. L’enfant en fuite est un formidable roman populaire, comme Eugène Sue, Alexandre Dumas ou Gaston Leroux savaient les trousser, très documenté sur l’occupation nazie, la contrebande et le marché noir, le petit groupe des indépendantistes bretons affiliés aux nazis, la construction du Mur de l’Atlantique, les raffinements de violences et de tortures, les résistants de la dernière heure et les femmes tondues... C’est plein de rebondissements, d’un réalisme noir et cru dans les détails, les personnages nombreux sont crédibles, et l’écriture très vivante, savoureuse même de l’auteur (on pense parfois à Alphonse Boudard), rend un hommage aux rêves tirés de la littérature. Lime garde toujours un peu d’espoir et ponctue même les scènes les plus terribles d’un zeste d'humanité. Si on suit avec passion les aventures de Lazare, le personnage de Fernand, qui est davantage une victime de la tragédie humaine, prend une ampleur extraordinaire. Une très belle réussite dont on a trop peu parlé ! Et qui n'a pas l'air de figurer au catalogue de certaines bibliothèques, dont Bordeaux !!!

 
Prenons Ángeles, la Dame en rouge sur fond gris, un admirable portrait de la femme aimée que la maladie a trop tôt (elle a quarante-huit ans) enlevée à l’affection de son époux. Celui-ci, peintre célèbre, a vu tarir sa créativité, il s’est mis à boire. En cette fin du franquisme, deux de leurs enfants, Ana et Leo, ont été arrêtés, ce qui a peut-être contribué à développer une tumeur au cerveau chez leur mère. C’est le peintre et mari qui se fait le narrateur de cette fin de vie ("soyons juste, sa capacité à me surprendre est peut-être ce qui m’a séduit chez elle, ce qui au fil des ans a fait de moi un amoureux tenace"). C’est donc à la fois un hommage à la femme aimée, et une sorte d’exorcisme, qu’il raconte en confidence à Ana, fraîchement sortie des geôles après la mort du dictateur et qui n’a donc pas connu la fin tragique de sa mère. "Ce long monologue, classique dans sa retenue, bouleversant par la délicatesse du trait, évoque le mystère d’un être dont l’éclat, la beauté, l’élégance morale, illumine l’existence de ses proches, transforme la grisaille des jours – et jusqu’au goût âcre de la maladie – en d’inépuisables leçons de vie", nous dit l’éditeur sur la quatrième de couverture. Et, en filigrane, bien sûr, le franquisme.
Miguel Delibes, dont j’avais beaucoup aimé L’hérétique, son gros roman historique sur la pénétration du protestantisme dans l’Espagne du XVIème siècle et sa répression impitoyable par l’Inquisition toute-puissante, s’empare ici de la plume de son héros, le peintre déchu, pour peindre le deuil, pour peindre l'aimée, l’infatigable muse peut-être, celle qui "par sa seule présence allégeait le poids de la vie", comme tous, proches et amis, le reconnaissaient. Comme toujours en pareil cas, il regrette de ne pas avoir dit combien il aimait, quelle force elle lui avait donnée, peut-être justement celle de créer. Le tableau qui donne le titre au livre est un portrait d’Ángeles fait par un autre peintre, et le narrateur a "ressenti de la jalousie pour ce tableau, pour ne pas avoir su le peindre moi-même, parce que c'était un autre qui l'avait saisie dans toute sa splendeur". Et, au fond, c’est par les mots qu’il nous donne à voir sa femme aimée, morte avant d’avoir été abîmée par le flétrissement de la vieillesse. Hommage intime, hymne, chant d’amour dédié à une âme forte, qui m’a beaucoup touché, bien sûr, puisque j’ai connu semblable drame...
Mais je ne sais si j’aurais su le restituer avec autant de perfection, de tranquillité d’âme et de grandeur. Un bien beau livre...


Prenons Marina ; "elle" vit avec Orlando, de vingt ans son aîné, et ils s'aiment loin des regards de sa famille à lui, car Orlando était marié, avait des enfants. Il meurt subitement, et Marina va connaître l’hostilité de cette famille irréprochable et si convenable, qui rejette tout ce qu'elle représente. Marina va devoir se battre, avec la même force qu’il lui a fallu pour devenir "une" femme, elle qui est née homme... Mais cette "identité" de Marina n’est un problème qu’aux yeux des autres personnages du film, ex-femme, fils et proches, ébranlés par cet amour hors-norme et qui réagissent avec une haine échevelée : elle doit déguerpir illico de l’appartement appartenant à Orlando, n’a pas le droit de venir à la cérémonie funèbre, et doit essuyer tout un catalogue d’insultes dont on se demande si cette avalanche de réactions ne révèle pas la partie cachée et inavouée des désirs enfouis de ses détracteurs. Une femme fantastique ne traite pas donc pas du tout du problème identitaire des transgenres, mais des répercussions chez les autres. Le réalisateur chilien, Sebastian Lelio, dont déjà le film précédent, Gloria, avait fait un peu scandale (il révélait le besoin d’une vie encore libre d’une femme qui approchait de la soixantaine) prend le parti de Marina, et nous donne exclusivement son point de vue, ce qui fait du film une fable politique et sociétale. Les préjugés, les idées préconçues, ne peuvent cependant rien contre la force innée de Marina, qui fait sienne la phrase de Simone de Beauvoir : "On ne naît pas femme, on le devient", ici l’identité n’est pas liée au sexe de naissance. Marina a la chance d’être aidée par son vieux professeur de chant, car si elle chante dans un cabaret pour gagner sa vie, elle est aussi capable de participer à un concert baroque : c’est que l’amour de la beauté et l’amour de la vie n’ont rien à voir avec les petites mesquineries et les basses vengeances que "les normaux, les convenables, les conformes, les bienséants" ne manquent pas de faire sentir à ceux qui transgressent les règles et les normes. Marina sait que là, elle doit gagner la bataille, mais qu’il y en aura d’autres à venir...
Un film fin, subtil, qui a obtenu l’Ours d’argent à la dernière Berlinale (tiens, il faudra que j’aille explorer ce festival un jour !).

1 commentaire:

lime a dit…

Cher monsieur le cycliste, merci pour votre papier sur 'L'enfant en fuite", que je trouve très juste. Vous êtes comme une bouteille à la mer dans un océan de silence. Jean-Hugues Lime