C :
Tout doit aller de plus en plus vite. La moindre interruption
pourrait nous donner l’occasion de penser ! Ce serait trop
dangereux !
(Christiane
Thébert, Perdre le nord,
Théâtre du Sentier, 2016)
La
venue chez moi de randonneurs cyclistes "warmshowers",
François, un Québécois, lundi 17, George, un Anglais, samedi
dernier, m’a fait bien plaisir : c’est toujours sympathique
de rencontrer des étrangers, même si François vient de la
Belle-Province et pourrait se revendiquer comme français, il parle
excellemment notre langue. George baragouine le français comme moi
l’anglais, c’est dire que ce fut plus laborieux. Ce qui m’a
frappé chez les deux, c’est qu’ils ont tout de suite voulu enregistrer
mon code wi-fi, qu’ils ont mis en charge immédiatement leurs
smartphones dont ils font un usage intensif, et dont la protection vitrée était
affreusement fendue par des chocs chez tous deux. Ça leur sert de GPS, de
pense-bête, d’appareil photo, de
répertoire de musique (ne pas compter sur eux pour écouter les
oiseaux ou le murmure du vent quand ils roulent, ils ont les
écouteurs vissés sur les oreilles), d’écritoire
pour leur page facebook ou pour des mails à leur famille. Ces deux
jeunes gens sont branchés ! Je
me demandais comment ils auraient fait avant, comme moi dans mes
randonnées des années 70 et 80, où je n’avais même pas le
téléphone, juste des cartes et un carnet !!!
George devant son vélo chez moi
Enfin,
ils ont délaissé quand même leurs prothèses pendant le repas que je
leur avais préparé. Comme si soudain, ils s’apercevaient de
nouveau qu’ils étaient humains, et qu’ils avaient affaire à un
être humain ! Car tout de même, le problème est là ; déjà,
ma génération s’est rapidement accrochée à l’automobile, puis
au téléphone fixe et à la télévision, aux nombreux appareils
ménagers électriques, à l’avion, puis aux ordinateurs et aux
téléphones mobiles. Les jeunes, eux, sont nés dedans, le savent,
en rient parfois, mais en ont un usage sévèrement addictif : ils visitent
les musées, ainsi que j’ai pu le voir à Paris ou à Venise, en
photographiant les chefs-d’œuvre plutôt qu’en les regardant ;
ils passent leur temps en
train ou en autocar, les yeux scotchés sur leur machine ; même
en ville, ils ne les quittent jamais de leurs mains, d’où les
nombreux accidents des vitres de protection. C’en est au point que
désormais, on nous propose des stages de déconnexion, pour
apprendre à s’en passer quelque temps.
Quoi
de mieux que les vacances pour ça ! À quoi bon faire des
centaines de photos, dont ne mettra au plus que quelques-unes sur
facebook ou sur un blog ? À quoi bon vouloir sans cesse être
connecté à sa famille (il est vrai qu’il y a des parents
"chiants" qui téléphonent tous les jours à leurs
enfants) ? On est en vacances, grands Dieux, profitons du soleil
et du grand air (marchons !), de l’exercice physique (sans
faire de sport, réapprendre à faire les courses à pied, c’est
déjà un progrès pour les innombrables "hommautos" qui ne
savent plus faire 200 m pour aller à la boulangerie), et osons les
rencontres !
Sortons
de notre cercle restreint (famille, proches), parlons à des
inconnus, établissons (ou
rétablissons) le contact
humain ! Aucune
prothèse, aucun robot, aucun automate, ne peuvent le remplacer. Le
sentiment, la compassion, le jeu, le sourire et le rire, aucune
machine n’atteint à la cheville de l’être humain pour cela. J’ai fait
beaucoup rire quelques ami/e/s en leur disant que la première chose
que je fais quand j’achète un nouvel ordinateur, c’est effacer
les jeux qui y sont installés, car je sais combien on peut devenir
accro, alors qu’on a tant de choses à faire pour soi-même, et tant
de services à rendre autour de soi, et que notre temps est si limité.
Certain/e/s
m’ont demandé comment j’avais fait pour tenir pendant
les cinq ans de la maladie de Claire : eh, ne m’avait-elle pas soutenu,
elle, pendant les vingt-cinq ans qui avaient précédé ? Et
puis, j’ai, nous avons été aidés, et pas par des robots, non :
par quelques ami/e/s de Poitiers chargés d’humanité qui ne nous
ont pas abandonné dans l’épreuve, par quelques membres de nos
familles respectives, par la formidable communauté protestante de
Poitiers (il faut bien que je leur rende hommage aussi, en ces temps
de décri des religions)
et celle du jardin associatif, bref par des humains, avec leur
capacité de sentiment, de compassion, d’oblation parfois.
C’est
une chose que je ne risque pas d'oublier. Depuis, je poursuis mon petit
bonhomme de chemin en essayant de me montrer à leur hauteur,
c’est-à-dire à hauteur d’homme. Et en faisant le moins d’usage
possible de ces prothèses technologiques dont on nous rebat les
oreilles à longueur de publicité, et qui nous nous font en grande
partie oublier notre métier : être un être humain dans toute son acception ! Être "un
homme, fait de tous les hommes, et qui les vaut tous et que vaut
n’importe qui", selon la célèbre formule de Sartre. Mais
Rousseau et Victor Hugo ont écrit aussi de belles choses là-dessus !
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